« Les musiciens dans le jardin », circa 1940, ou la sagesse de l’allusion contre le militantisme de l’illusion

22 septembre 2024 Non Par Jean-François Hubert

Dans cette délicieuse gouache et encre sur soie d’une exceptionnelle dimension (72 X 54 cm), rare aussi par son sujet, Le Pho nous offre deux musiciens tonkinois: une distinguée flutiste et un jeune joueur de đàn nguyệt.

Notons juste au dos, une étiquette du célèbre encadreur « Paris American Art » actif à Paris de 1955 à 2013 au 2 rue Bonaparte, qui témoigne du soin particulier apporté par le collectionneur à l’encadrement réussi de notre œuvre. 

La jeune femme porte, outre sa coiffe tonkinoise traditionnelle, l’ao dai réinterprété pendant les années 30 par Nguyen Cat Tuong

La sensualité subtile du vêtement beige ocré est rehaussée par l’écharpe diaphane qui étreint voluptueusement le corps de la jeune femme. Une discrète boucle d’oreille nacrée renvoie aux deux boutons de l’ao dai. Autre originalité de l’œuvre: le soin particulier que le peintre prend pour décrire la grâce du visage de notre musicienne. Celle-ci impulse un souffle léger dans la flûte qu’elle tient de ses mains habiles et gracieuses, comme ondoyées par de discrètes couches de gouache blanche que l’on retrouve aussi sur son visage. Union célébrée d’une concentration et d’une exécution.

Autant la femme occupe majestueusement le centre de la composition autant le joueur de đàn nguyệt est déporté au fond à droite. Presque comme raccordé à une scène qui se déroulerait sans lui. Seules les notes de son instrument, bordé en bas par une ligne d’encre affirmée, y participant. La végétation, qui sert d’écrin à toute la composition, qui soutient d’un tronc la jeune femme tout en la drapant de feuilles et qui devient de plus en plus dense et foncée, de gauche à droite et de bas en haut, confirme cette mise à l’écart. 

Le Pho use, dans sa soie, de couleurs douces, privilège technique de la gouache, que vient structurer le noir d’encre des chevelures et du đàn nguyệt.

L’artiste coupe ses personnages à mi-corps, les essentialisant comme musiciens,  tout en stylisant leurs instruments, en coupant même celui en haut à droite. Ce qu’il nous fait comprendre c’est que nos musiciens jouent une musique que nous n’entendrons jamais.

La musique c’est l’art des sons, des sons qui se combinent davantage dans le temps que dans l’espace et qui s’inscrivent dans un rythme. 

Les deux instruments figurés ici ont deux timbres différents. Pourtant la musique  interprétée serait reconnaissable même si les musiciens jouaient isolément l’un de l’autre. Sexe, instrument, lieu, heure: rien n’importe même si on peut avoir une préférence comme l’affiche l’artiste en privilégiant ici (comme dans toute son oeuvre) cette femme étincelante. Timbre différent, choix d’une mélodie ou d’une harmonie, peu importe, la création du compositeur sera reconnaissable. 

Le Pho nous rappelle que c’est l’œuvre qui vaut, pas l’instrument de sa construction et qu’en peinture, obligatoirement – en opposition totale avec la musique – compositeur et exécutant sont un.

Ainsi « Musiciens dans un jardin » porte la volonté humaniste de Le Pho qui, quête éternelle chez lui, exprime son refus d’une altérité subie, particulièrement en cette année 1940 porteuse de dangers dans cette France qu’il habite depuis 1937.

Hegel dans son Esthétique voyait dans l’œuvre d’art la représentation sensible de l’idée. II pensait que la musique était plus spirituelle que la peinture parce qu’elle n’avait « plus rien d’étendu ni de fixe » ce qui lui permet d’exprimer « l‘âme en soi ».

Mais Le Pho, comme Mai Thu et Vu Cao Dam ses amis ou comme Zao Wou-Ki  et Chu Teh-Chun plus tard, montre que c’est lui, l’artiste, l’exilé volontaire, qui n’« a plus rien d’étendu et de fixe ». Ainsi il n’est pas spirituel. Il est mieux. Il est l’esprit. Et c’est la force de la peinture sur la musique

La sagesse de l’allusion contre le militantisme de l’illusion. 

Le Pho nous rappelle qu’une peinture peut chanter et qu’une musique peut évoquer une image. Mais que le seul instrument essentiel, irremplaçable, c’est l’artiste. 

Sagesse de l’allusion: sous son art apparemment sage, il n’impose rien, il suggère. 

Refus d’un militantisme de l’illusion: loin d’un Vietnam en ébullition, au sein d’une France inquiète, il prône le peintre, omnipotent, libre de son destin. 

Pour lui aussi intuitivement « l’existence précède l’essence ».

Jean-François Hubert