« Le Repos », 1936 – Luong Xuan Nhi ou le messager ambigu
Si un peintre connut tous les honneurs au Vietnam ce fut bien Luong Xuan Nhi.
Il intègre l’École des Beaux-Arts d’Hanoi, en 1932, dans la septième promotion.
L’année précédente l’Exposition Coloniale de Paris avait porté aux nues les travaux de ses prédécesseurs, diplômés ou étudiants : exposés (8 millions de visiteurs dont 1 million d’étrangers), louangés dans la presse, appréciés (et achetés…) par des collectionneurs conquis, Le Pho, Nguyen Phan Chanh, Mai Thu, Vu Cao Dam, parmi d’autres, avaient déjà acquis leur public.
De 1932 à 1937, Luong Xuan Nhi fut, dans sa promotion, l’étudiant le plus remarqué : les récompenses s’accumulent : la SADEAI (Société d’Encouragement à l’Art et l’Industrie Annamite) lui décerne une médaille d’argent en 1935, une médaille d’or en 1936 et un « Prix Spécial » en 1937.
Cette même année, 86 de ses peintures sur soie sont sélectionnées pour « L’Exposition Internationale des Arts et techniques de Paris ». Nul autre peintre vietnamien ne connut une telle promotion des autorités françaises. L’Exposition de 1937 – pour laquelle Le Pho était le directeur de la section indochinoise – s’inscrivait dans un autre contexte que celle de 1931 : le progrès doit prôner sur le prestige et l’heure est à l‘interrogation universelle.
Les années 30 voient partout dans le monde un bouleversement des modèles politiques, économiques, sociaux et culturels. Le Vietnam colonial n’échappe pas à la règle : en 1930, la mutinerie nationaliste de Yen Bay, les émeutes du Nghê An inaugurent une décennie de profonds changements. En France l’élection du Front Populaire en juin 1936 modifie la vision (et l’ambition…) de la France pour le Vietnam : une amnistie décrétée par le pouvoir colonial le 27 août 1936 libère de nombreux cadres révolutionnaires qui reprennent leur lutte. Des grèves éclatent et bien plus, une commission d’enquête est envoyée à Saigon incarnée par Justin Godard. Son verdict sera très critique : « l’œuvre formidable accomplie par la France en Indochine est une fiction ».
Ce contexte doit être rappelé pour comprendre notre tableau : Luong Xuan Nhi synthétise le questionnement du temps : la plaquette « Les Écoles d’Art de l’Indochine » publiée à Hanoi en 1937 par le Gouvernement Général de l’Indochine à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris lui fait la part belle en promouvant ses sujets réalistes. Cette promotion, certes entérine son talent mais aussi l’instrumentalise : la France doit se désengager et l’indépendance du Vietnam est une possibilité que l’on veut accélérer côté français.
Précisément dans la plaquette, les sept tableaux illustrés sont deux Tran Van Can, un Lê Yen, un faussement attribué à Lê Yen et trois Luong Xuan Nhi. De celui-ci, outre notre « Le Repos », sont représentés « La Jonque » et la « Jeune Marchande de Thé ». Sujets populaires s’il en est d’un Vietnam simple, laborieux, rural. Aucune illustration de ces belles élégantes citadines en ao dai qu’il affectionne également à l’époque…
Notre tableau s’inscrit ainsi comme une sorte de manifeste de l’époque: les quatre personnages (une femme, trois hommes), ruraux, le cheval et le chariot l’inscrivent dans un réalisme certain que l’arbre fantasmagorique et le bleu de l’eau relativisent: les protagonistes de l’œuvre sont des gens simples, paisibles. Leur visage oscille entre fatigue (« Le repos ») et fatalisme.
Pas d’élégance citadine mais une solennité rurale. Pas de pose individuelle mais une solidarité de groupe. L’encre noire, abondante, et la gouache veloutée typique construisent une scène infléchie vers le centre du tableau: un des thèmes du « Tu Luc Van Doan » (Groupe Littéraire Autonome) très influent à l’époque s’inscrit dans le tableau : les masses rurales, travailleuses, simples, doivent être honorées et aidées.
Dans ces années-là se préparent les grands voyages – tous sans retour – géographiques et idéologiques: les uns partiront vers l’Ouest (la France) sans vraiment se retourner, les autres, plus nombreux, se tourneront vers le nationalisme. Tous prôneront l’indépendance.
Plus tard, Luong Xuan Nhi, lui le messager des Français deviendra celui du régime du Nord, un des quasi-officiels du régime.
Ambiguïté du message ou du messager ?
Pas sûr que son œuvre en ait profité…
Jean-François Hubert
[…] Xuan Nhi sait saisir cette réalité. Le pêcheur et sa famille, de la collection Tuan Pham ou Le Repos en témoignent, par exemple, au plus haut […]