« Les Éternités » ou le retour de l’enfant prodigue Le Pho. Circa 1935
Les œuvres de Le Pho en laque sont extrêmement rares. Sous réserve d’inventaire, cinq (dont celle-ci) sont répertoriées, quatre de grand format (celle-ci mesure 102 x 125 cm) et une boîte dont il fit cadeau à Victor Tardieu (exposée au Musée Royal de Mariemont en 2002)
Il semble qu’à l’Exposition Coloniale de Paris 1931 une très belle laque de l’artiste fut exposée. Dans sa célèbre liste Victor Tardieu l’évoque pour « le salon de la laque » : « trois panneaux principaux » dont l’un par Le Pho qui pourrait être le « Paysage tonquinois Sai Son, province de Son Tay » illustré dans la brochure : « Trois Écoles d’Art de l’Indochine » (Hanoi en 1931).
Comparons les deux œuvres:
« Éternités » a été exécutée vers 1935 tandis que « Paysage tonkinois, Sai-Son province de Son-Tay » fut créée aux alentours de 1929-30 : l’artiste évolue d’une œuvre de description à une œuvre onirique et fantasmagorique.
Malheureusement nous ne disposons que d’une reproduction en noir et blanc de la plus ancienne des deux, nous ne savons pas si elle était biface et ses dimensions nous restent inconnues. La photographie nous permet d’identifier 6 panneaux (contre 5 pour la seconde qui est un paravent (voir les pieds)). La légende de l’œuvre nous en précise les couleurs (« noir, rouge, or et argent »). Dans les deux cas c’est le paysage montagneux de la moyenne région du Tonkin qui est évoqué, ses pains de sucre et rizières, sa végétation.
Le Pho s’exprime en volumes : pour le premier les masses noires et rouges que l’on peut imaginer contrastent avec les masses claires (or et argent) que l’on suppose également. Aucune présence, humaine ou animale. Seule une pagode, encaissée, évoque une présence. L’austérité froide le dispute à l’élégante beauté de la laque.
Dans l’œuvre de 1935, Le Pho n’a pas renié les volumes mais un foisonnement s’installe : arbre en fleurs, fleurs, daim et femme, vêtue de blanc – couleur de deuil en Asie, de solennité religieuse en France -, la chevelure déliée incarne à elle toute seule la symbiose opérée. L’espace pictural est saturé, la pagode elle-même (ce lieu de certitudes religieuses et sociales) disparaît sous une abondance d’arbres.
Naturalisme et humanisme, teintés de fantasmagorie ont pris le pouvoir.
L’austérité confucéenne était questionnée dans la première œuvre. Elle est atomisée dans la seconde. Des motifs d’art déco probablement repris de Dunand viennent franciser l’œuvre.
Entre 29-30 et 1935 s’expriment certes une différence de style mais plus encore une différence d’artiste : la nature a chassé le degré : il y a là la motivation d’un homme qui a déjà choisi de passer à l’Ouest et une sorte d’adieu à un Vietnam qui n’est déjà plus la patrie de l’artiste.
C’est au sein même de l’École des Beaux-Arts où il fut un des pionniers avec Tran Quang Tran – le futur « Ngym », de la troisième promotion (1927-1932) – que Le Pho apprit la laque. Il en promut la pratique avec Inguimberty avant même l’enseignement de celui-ci avec Alix Aymé, au début des années 30.
La création de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi en 1924, fut soutenue par les mêmes principes d’enseignement revendiqués et appliqués que ceux de l’École des Beaux-Arts de Paris. Peu à peu, l’enseignement théorique de base va – empiriquement – non pas se localiser mais se nationaliser.
C’est une sensibilité de tous ordres et de toutes origines qui va enrichir l’enseignement.
Lorsque Joseph Inguimberty décide de développer un enseignement de la laque au Vietnam, il promeut un art qu’il connait bien en France depuis le début des années 20 notamment au succès phénoménal des expositions de Jean Dunand (1877–1942). Celui-ci fut tout d’abord un spécialiste de dinanderie et de laque-gomme industrielle avant d’aborder un travail sophistiqué de la laque. Il reçoit un accueil fantastique à Paris où de magnifiques laques furent exposées y compris des paravents qui firent sensation. Les media, enthousiastes, contribueront beaucoup au succès de l’entreprise.
Félix Marcilhac, le spécialiste incontesté de Dunand (Jean Dunand « Vie et œuvre » Paris 1991) explique que en 1912, Dunand rencontre un maître japonais de la laque, Seizo Sugawara (1887-1934) installé en France depuis 1900. La rencontre sera fructueuse car les deux artistes échangent avec enthousiasme leurs secrets : l’art du métal contre la technique de la laque.
Fasciné par cette matière – connue en France depuis le 17ème siècle au moins grâce à l’importation de nombreuses pièces (éléments de meuble, panneaux, coffres… de Chine et du Japon), Dunand obtiendra de Sugawara une profonde connaissance de la technique de la laque (« Jean rêve de la laque », tels sont les mots employés par l’épouse de Dunand dans son journal personnel daté du 3 janvier 1919).
Après une guerre courageuse, Dunand exécute en 1921, pour la première fois une laque de grandes dimensions : c’est lui qui fait rentrer celle-ci dans l’âge moderne. Elle n’est plus décoration mais œuvre au service de sujets, le plus souvent chez lui dessinés par des pairs (J. Lambert – Rucki, P. Jouve, F-L Schmied, etc). Rappelons que Paul Jouve fut lauréat du prix de l’Indochine en 1921 (un an après Victor Tardieu) et qu’il s’y rendit sur place en 1922-23.
Ce mouvement d’images fortement portées par des idées montre à nouveau la double acculturation France-Vietnam en termes d’art au 20ème siècle. Certes le phénomène dépasse la peinture et la laque mais il est plus facilement identifiable ici car visuellement appréhendable.
Dunand comprend déjà tous les effets potentiels de la laque si on l’applique par étapes couche sur couche. Il sait que dans l’art de la laque, l’artiste est le chef d’orchestre, les pigments, les musiciens, le bois, le public tandis que pinceaux et humidité ambiante constituent l’acoustique.
Dunand, on l’oublie souvent, sera Directeur du Pavillon de l’Indochine à l’Exposition Coloniale de Paris en 1931 où pour la première fois, hors d’Hanoi, l’École des Beaux-Arts d’Hanoi se confrontera à un public exogène. Public d’exposants (quasiment directement ou indirectement toute la planète, hors la Grande-Bretagne) et public de visiteurs (8 millions dont 1 million d’étrangers). Il nous faudrait également évoquer Eileen Gray (1878-1976) avec – par exemple – un panneau de laque incrusté de… nacre.
C’est finalement la rencontre entre un suisse (Dunand, naturalisé français en 1921), un japonais (Sugawara, également naturalisé français), une britannique (Grey) et un français, Joseph Inguimberty, qui engendrera une révolution artistique fomentée à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi.
Dans un merveilleux article « Technique de la laque » (« L’Illustration », 1949) Alix Aymé qui accompagna Inguimberty au début des années 30 dans sa tâche d’enseignement de la laque à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi nous le dit : « S’il y a une technique qui exige du peintre un don de lui-même c’est bien la laque. »
Au Vietnam, le matériau était là : la laque locale (le « Rhus Succedanea » du Tonkin), le bois (qui sert de support), le climat plus précisément un de ses éléments, la chaleur humide) et une génération de peintres doués et enthousiastes viendront constituer une école de laque vietnamienne de haut niveau qui marquera l’histoire picturale du 20ème siècle.
Certes, évidemment, le matériau laque était connu dans le pays comme un revêtement, parfois subtil, des colonnes, cloisons, statues de temples ou meubles et bibelots divers mais pas comme un médium au service de l’artiste. Aussi beaucoup parce que le concept même d’artiste pictural n’était pas établi.
Une grande laque est comme un grand vin. Le cépage a son importance mais c’est le terroir qui importe vraiment. Et le terroir vietnamien fut fructueux.
Cette sublime pièce de Le Pho fut donnée en cadeau de mariage, à Hanoi, au fils de Madame Tholance (née Orsolla Gugielmi -1888-1968 – veuve Lorenzi) épouse du Résident supérieur du Tonkin Auguste Tholance, rapportée en France en 1937 et conservée dans la famille jusqu’à sa vente par Christie’s à Hong Kong le 30 mai 2010.
La parabole que nous évoquons dans notre titre doit prendre ici tout son sens : renvoyons nos lecteurs à la lecture de l’Évangile Luc 15 11-32. En effet, ici, quel serait le père, le fils ainé, le cadet ? Dans cette trilogie familiale qu’incarneraient la France, le Vietnam, Le Pho ?
Dans ce trio à 9 combinaisons laquelle serait-elle la bonne ?
Chacun aura sa réponse. Mais s’y tenir serait renier la spécificité de la peinture vietnamienne du 20ème siècle.
Car ce chef-d’œuvre de Le Pho nous démontre strate par strate la majesté des sédiments historiques.
Jean-François Hubert