Boi Tran : « le rêve qui veille ».
Il n ‘y a pas de lieu sans histoire.
Il n’ y a pas d’histoire sans lieu.
Il y a des lieux sans mesure, des histoires hors du temps.
Des moments élégants et des endroits secrets.
Des parcelles d’éternité et des songes saccadés.
Pour le vérifier, il faut connaître Boi Tran.
Est-ce pour elle que, dans un karma prophétique, Ngô Chân Luu (933-1011) écrivit :
Rien ne commence , rien ne finit
Seul le vide est absolu
La vérité à comprendre
Est que toutes choses sont de même nature
Il n’ y a pas d’artiste sans grâce, pas de sismographe sans volcan :
Boi Tran sait que la passion, ce poivre du temps, révèle les saveurs de la vie mais que la souffrance qu’elle procure offre plus des sommeils sans nuit que des nuits sans sommeil.
Elle vit et peint dans son jardin magique de Thien Ân à Hué, fier mais réconfortant, où le vent rend craintifs les pins centenaires, et la pluie, pudiques voire pudibondes, les fleurs qui triomphent. Un lieu où la machine du temps, ce voleur de joies, s’enraye… de temps en temps, pour le plus grand bonheur du visiteur.
Dang Dung (mort en 1414) l’a écrit:
Le monde est plein de trouble, comment peut-on vieillir ?
L’univers infini entre dans un chant d’ivresse.
Avec de la chance s’élèvent l’humble et le vilain,
En des temps ennemis le héros boit ses amertumes.
L’artiste n’a d’autre choix que son oeuvre mais peut-être Boi Tran avait-elle encore moins le choix que les autres.
Moins le choix car la guerre, la solitude, le deuil, tous vécus par elle à leur paroxysme ont égrené sa vie : l’artiste, le vrai, est toujours un héros. Sa devise lui appartient mais unit les messagers de la Liberté : « Si tu peins tu meurs, si tu ne peins pas tu meurs, alors peins et meurs ».
Être artiste n’est pas une vocation mais une exigence. Le peintre sait que rien ne dure que le futur : quand Boi Tran peint elle ne nous dit pas ce qu’elle sait, elle nous montre ce qu’elle voit. Magie de l’artiste qui nous transforme en miroir de nous-même.
L’amère saveur terrestre engourdit notre langue,
Nguyen Gia Thiêu (1741-1798)
Le chemin de la vie harasse nos pieds nus,
Sur les vagues qui roulent le ponton monte et descend,
Une barque d’écume lutte contre la mer immense
Il n’y a que deux sortes d’artistes et uniquement deux : ceux qui veulent changer le monde et ceux qui lui demandent de les accepter.
Activisme ou passivité? Conquête ou soumission ?
Boi Tran a demandé au monde de l’accepter mais activisme et conquête, passivité ou soumission sont des mots qui n’appartiennent pas à son vocabulaire.
Vous en doutez?
Regardez la – de loin… – portant fièrement son ao dai, et offrant au monde immédiat le plus beau sourire du monde, de ces sourires que le temps n’efface jamais de votre mémoire surtout s’il est accompagné d’un regard si doux, tout d’interrogation et de bienveillance, si noble et si simple en même temps. De ces regards qui, sur le moment, vous donnent le sentiment que vous êtes unique.
Boi Tran porte haut les valeurs du Vietnam.
Elle sait, depuis sa naissance, que le bruit fait peu de bien et que le bien fait peu de bruit.
Le bruit des bombes, les balles, les mines, ne sont pas une abstraction pour elle, un plan de cinéma ou un prétexte à un accompagnement musical.
Son corps, son âme ont survécu à toutes les guerres, justes ou injustes.
L’honnêteté et la simplicité ont triomphé de la haine et du mépris.
Boi Tran place dans sa peinture une énergie douce mais farouche. Ses tableaux sont des odes à l’élégance et à l’immanence :
Deux grands poètes, morts trop jeunes, comme son fils Nghia, l’expriment parfaitement :
Han Mac Thu (1912-1940), qui a su trouver les mots qui décrivent les affres de l’artiste.
Relisons le dans sa quête des mots, compagnon de lutte de Boi Tran dans l’usage de son pinceau :
Je veux que mon âme jaillisse au bout de ma plume
Qu’à chaque vers adhère un peu de mon cerveau.
Les lettres qui tourbillonnent telles des jets de sang,
Me foudroient et me glacent la peau.
Laissez-moi m’évanouir dans un bain de sang,
Exprimer ma douleur sur cette mince feuille.
N’arrêtez pas la source de poésie que j’étreins
Car mon coeur est dans ce flot de lettres vacillantes
À travers les froissements du pinceau on ressent les tourments de l’âme de l’artiste qui d’un peu de tout, d’un rien de nous, trouve, picturalement, ces mots tout simples qui sonnent si beaux, quand on sait que rien ne dure, malgré tout, que le futur.
Attendre que l’orage passe ou danser sous la pluie ?
Tel est le choix ultime offert à l’artiste.
Bich Khê (1916-1946) l’a magnifiquement décrit:
Ô vent, tu souffles la tristesse de l’hiver.
L’espace pleure des larmes abondantes ,
La cour se blanchit des premières fleurs de poirier.
Le ciel bleu déborde d’amour pour l’automne,
Voici les lourds nuages d’argent glissant vers l’ouest.
En rajoutant plus loin :
Soudain un couple de merles s’élance dans le ciel…
D’où vient cette musique soudaine
Que mon âme suit, mon âme
Envoyer une lettre de deuil. Est-ce là notre destinée car tout ce que nous aimons va mourir ?
Parce que sa vie a appris à Boi Tran, il y a bien longtemps, que des hommes sans principes dirigent des gens sans mémoire, elle prouve, dans son oeuvre, que si le rêve ne sert pas à chasser le cauchemar, c’est à désespérer du rêve.
Il y a toujours « Un rêve qui veille » comme l’a écrit Paul Éluard (1895-1952):
« La nuit n’est jamais complète.
Il y a toujours puisque je le dis,
Puisque je l’affirme,
Au bout du chagrin,
Une fenêtre ouverte,
Une fenêtre éclairée.
Il y a toujours un rêve qui veille(…) ».
Ami lecteur, trouve et lis la suite du poème et interroge toi :
Qui a le droit de parler de Boi Tran ?
Jean-François Hubert
[…] seront présentées, de Mai Thu à Boi Tran, en passant par Le Pho, Vu Cao Dam, Nguyen Gia Tri, Luong Xuan Nhi et d’autres, onze œuvres […]
[…] Dans les plus récents, d’extraction différente, et à suivre : Nguyên Trung, Trương Bé, Bội Trần. […]