Joseph Inguimberty : « L’échange au village », 1927 et « La mare Tonkinoise », 1928, deux bouffées de talent pur
On ne louera jamais assez les qualités de Joseph Inguimberty, son talent, sa générosité, sa probité exigeante et sa dévotion à la culture du Vietnam.
Arrivé en 1925 pour enseigner à École des Beaux-Arts de l’Indochine à Hanoi, il est immédiatement conquis par la beauté des lieux et des personnes : un éblouissement esthétique et ethnographique qui irrigue son œuvre. Et que l’on retrouve particulièrement ici dans nos deux tableaux exécutés dans les toutes premières années de son séjour (qui prendra fin en 1946)
Achetées directement à l’artiste par des collectionneurs précoces et enthousiastes, les œuvres ont conservé leurs cadres d’origine en bois doré.
L’artiste a peint sur des toiles en lin recouvertes d’une couche de préparation blanche ce qui, dans les années 20, restait inusuel car depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la plupart des toiles étaient préparées industriellement, et les artistes les achetaient telles quelles.
Il faut y voir ici le soin avec lequel Inguimberty « préparait son matériel ».
Les châssis comportent un système de clés permettant de rendre de la tension à la toile. Ce système était communément utilisé en Europe depuis la fin du XVIIe siècle et l’on peut supposer que Inguimberty les apporta avec lui au Vietnam.
L’Échange au village, 1927, 74 x 99cm La mare Tonkinoise, 1928, 64,5 x 92,5 cm
Dans ses deux compositions, l’artiste use d’une palette volontairement restreinte. Un choix qui s’inscrit dans une volonté manifeste de créer une atmosphère d’intimité et de sérénité en favorisant l’intériorité et l’atmosphère, plutôt que l’éclat narratif, renforçant ainsi la dimension méditative de l’œuvre.
Une prédominance de tonalités froides — principalement les bleus du ciel et les verts de la végétation — est renforcée par une gamme de gris nuancés qui confère à l’ensemble une homogénéité chromatique et une impression de calme visuel. Cette réduction de l’éventail coloré, loin d’appauvrir l’image, favorise au contraire une concentration de l’attention sur les rapports de lumière et d’ombre.
Un contraste entre le blanc éclatant des toitures, du ciel et de la mare d’une part et les individus et l’animal ou la végétation touffue où dominent des bruns plus sourds.
Par ce jeu de tensions chromatiques entre luminosité et obscurité, froideur et chaleur, Inguimberty instaure une dynamique discrète qui ne rompt pas l’harmonie générale mais, au contraire, en souligne les subtils équilibres.
On notera que dans ses œuvres futures Inguimberty amplifiera son procédé de contraste en usant, notamment d’un blanc plus vif.
Enfin, Joseph Inguimberty peint par « aplat » et « matière ». Il traite son sujet par plages de couleurs juxtaposées (plus ou moins claires) de la même teinte mais ne les fond que rarement en modelé. Il commence par un ton de base sur lequel il revient soit par plages d’ombre, soit par rehauts de lumière.
Il ne semble pas recourir aux pinceaux mais uniquement aux brosses et au couteau à peindre. Les brosses sont manifestement larges — d’autant plus qu’ici il n’a pas de détails à préciser — et utilisées pour les personnages et la mise en place des tons de base. L’artiste revient ensuite au couteau afin de structurer la matière.
Maisons, arbres, mare, personnages, animal, palanche, panier : tout relève de l’observation exacte par un homme qui est sorti de lui-même et observé. Et aimé, passionnément.
Nguyen Gia Tri et To Ngoc Van mais aussi Luong Xuan Nhi sauront se souvenir, dans leurs œuvres respectives, du maître et de son enseignement.
Ici tout est naturel. Nul ne pose, comme plus tard dans l’œuvre, quand Inguimberty fera appel à des figurants, notamment à Kim-Liên.
Une cristallisation esthétique et affective.
En 1927 et 1928, Inguimberty nous gratifie de deux bouffées de talent pur.
Jean-François Hubert