Mon interview dans la revue Argument
Un jour de chance, pendant que j’arpentais les expositions et les maisons de vente à la recherche de chefs-d’œuvre ainsi que de nouveaux talents, je tombe nez à nez avec une personnalité très discrète que je suis sur les réseaux sociaux depuis des décennies.
Voici le portrait de Jean-François Hubert, l’expert renommé en art du Vietnam.
Kim Chi Pho
Notre amitié a commencé avec La Femme du Mandarin de l’artiste peintre vietnamien Lê Phổ. Pouvez-vous partager avec les lecteurs d’Argument l’histoire de cette œuvre?
Cette « femme » est rentrée dans ma vie en 1996. Quelle belle rencontre!
Cette année-là, je suis expert à Drouot depuis cinq ans, promouvant particulièrement l’art du Vietnam, d’abord au sein des ventes générales d’art asiatique, puis en conduisant des ventes plus spécialisées, notamment celle de la collection du prince Bảo Long, l’année précédente. J’avais également été le commissaire des deux grandes expositions du Bon Marché, « Le Vietnam des Royaumes » en 1995 et « L’Âme du Vietnam » cette même année 1996. Cent mille visiteurs en cinq semaines à chaque fois. Du jamais vu pour ce type d’événement. L’engouement pour l’art du Vietnam débutait.
Un jour, dans le métro, un jeune que je connaissais de vue, car il fréquentait Drouot, s’adresse à moi et me dit que ses parents possédaient une œuvre asiatique représentant une femme d’un certain « Lê Phổ ». Très bêtement, je m’entends répondre qu’« il doit aussi y avoir des fleurs avec cette femme et ça doit être une huile sur toile ». Je pensais alors à une des œuvres de la période Findlay du peintre (à partir de 1963), plutôt abondante. Le lendemain, toujours dans le métro, le même jeune homme qui me guettait patiemment me dit : « C’est bien une huile sur toile, il y a bien une femme et des fleurs, mais c’est situé et daté Hanoï, 1931. » J’ai quasiment empoigné ce porteur de bonne nouvelle et nous sommes partis chez ses parents pour voir le tableau qui allait devenir une icône, par sa valeur artistique, son historique, et son rôle messianique dans la reconnaissance de la peinture vietnamienne. Les heureux propriétaires, qui l’avaient acheté vingt-cinq ans plus tôt chez un commissaire-priseur versaillais, voulaient le vendre. Je leur ai indiqué que je pouvais leur trouver un acquéreur (il y avait alors un seul acheteur asiatique…) pour 50 000 francs, mais que je leur conseillais de le mettre aux enchères, car je pressentais un événement positif. Ils acquiescèrent et je repartis toujours – en métro – avec l’œuvre que j’apportai ensuite chez Lê Phổ !
Quand vous avez montré l’œuvre à Lê Phổ, quelle fut sa réaction ?
La peinture n’avait pas de titre. Je l’intitulai, conforté par l’artiste « La Femme du Mandarin« . Lê Pho m’en raconta l’histoire : il l’avait apportée avec lui du Vietnam, en 1937 puis, engagé volontaire dans l’armée française (la guerre était déclarée contre l’Allemagne), il avait dit à sa logeuse de vendre ses effets si le loyer se révélait impayé. Ce qu’elle fit, car démobilisé, l’artiste ne retrouva pas son tableau.
C’est ainsi que Lê Pho, un peu plus tard, grande première historique, fit la double couverture d’un catalogue de vente à Drouot, le 16 décembre 1996. Vous étiez là, chère Kim Chi, et vous vous souvenez de l’extrême engouement durant l’exposition. Pourtant la section peinture était concurrencée, notamment, par un prodigieux ensemble de bleus de Huê. À 100 000 francs, il y avait encore sept enchérisseurs d’une même sensibilité, mais d’horizons différents et l’œuvre fut finalement adjugée, pour plus de trois fois son estimation, environ 26 000 euros d’aujourd’hui, puis revendue plus tard à un autre collectionneur qui s’en est dessaisi récemment au profit de la Galerie nationale de Singapour. Mais avant, en 2002, j’eus le bonheur de l’exposer et de la publier à nouveau en tant que co-commissaire de l’exposition « La Fleur du pêcher et l’oiseau d’azur, arts du Vietnam » – totalement consacrée au Vietnam – au Musée royal de Mariemont.
Une longue, belle et fondamentale histoire.
Lê Phổ est Vietnamien, pourquoi le poème en haut à gauche est-il en caractères chinois ?
Parce que c’est un extrait du Chinh phụ ngâm (« Chant de la femme du combattant ») écrit en chinois (que tous les lettrés vietnamiens pratiquaient parfaitement) vers 1740 par Đặng Trần Côn (ce n’est que plus tard, à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIX, que Phan Huy Ích le transposera en nôm).
Le texte se lit :
« Recherchant la gloire au milieu de mille peines,
Quoique fatigué, vous oubliez le repos.
À qui peut-on confier le secret de son cœur?
Moi, derrière ma porte et vous, à l’horizon ! »
À combien serait-elle estimée aujourd’hui La Femme du Mandarin?
Deux millions d’euros. Et elle ferait certainement plus.
Vous avez été et êtes toujours l’expert en art vietnamien auprès de maisons de ventes notoires (Christie’s, Sotheby’s…). Comment l’art vietnamien est-il venu à vous ?
D’abord une précision juridique : avec ces deux prestigieuses maisons comme avec Drouot auparavant, j’ai toujours eu un statut d’indépendant, et j’aime bien cette qualification de « profession libérale ». Je n’ai jamais été, de ma vie, salarié ou marchand, statuts fort honorables par ailleurs…
Cette indépendance fait que mon travail s’est toujours effectué sur le mode « avec », pas « pour » avec les institutions prestigieuses que vous citez. L’indépendance est réciproque et donc, ici, dans notre entretien, comme ailleurs, aucun de mes propos ne traduit l’opinion particulière de chacune de ces augustes maisons. Elles ne sont impliquées dans aucune de mes formulations. Très tôt, la Chine m’a envoûté, puis le Vietnam. Livres, expositions, documentaires, expositions publiques ou privées, voyages: tout a renforcé mon goût. Il faut avoir connu le coup de foudre pour comprendre. Je respire mieux en Asie qu’en Europe.
Vous avez côtoyé de célèbres peintres Vietnamiens. Pouvez-vous nous brosser le portrait intime d’un artiste avec qui vous avez partagé des moments rares?
J’ai bien connu Vũ Cao Đàm que j’allais souvent visiter à Saint-Paul-de-Vence, mais surtout, parmi d’autres, Jean Volang et Lê Phổ qui habitaient la même rue (de Vaugirard, à Paris), proches de chez moi. J’ai adoré tous ces artistes : nobles, intègres, attentifs, sentimentaux. J’ai énormément appris d’eux.
Une très belle maison pour Vũ Cao Đàm, un charmant atelier pour Jean Volang, un bel appartement haussmannien pour Lê Phổ. C’est avec lui que j’ai le plus appris, parce que Volang, que j’appréciais beaucoup s’intéressait peu aux œuvres des anciens de l’École des Beaux-Arts d’Hanoï, dont il était pourtant un des anciens élèves. Il n’en a pas été diplômé, l’école ayant fermé après le coup de force japonais du 9 mars 1945. Vũ Cao Đàm résidait loin.
Avec Lê Phổ et la précieuse Paulette, son épouse adorée et adorable, c’était le bonheur de la connaissance dans une ambiance extraordinaire. On discutait des œuvres, y compris d’autres artistes que je lui apportais, calmement, longuement. J’emmenais Phổ et Paulette à Drouot. J’allais les chercher en voiture et je les ramenais chez eux. Ils m’ont fait beaucoup de confidences que je ne révélerai jamais.
En matière de notoriété, Lê Phổ était au creux de la vague en cette fin des années 1980. Il m’a fait confiance et sa carrière est repartie. Il fut très heureux de l’exposition du Bon Marché où ses œuvres figuraient, des couvertures des catalogues de Drouot puis de Christie’s, de savoir que le musée de Singapour avait acheté, justement l’œuvre en couverture en 1999 (alors qu’aucun musée français ne se déplaçait…) Je me rappelle encore son œil scrutateur, la fierté protectrice de Paulette et leur bonheur. Tout cela, c’était les années 1995-2000.
Pétillantes, fraîches, enthousiastes.
Dans le milieu très fermé et sélectif des grands collectionneurs d’art, vous avez la réputation d’être un visionnaire. Vos conseils sont fiables et se confirment avec le temps. Pour les débutants en art asiatique en général et en art vietnamien en particulier, quelles sont les valeurs sûres et les artistes à suivre?
Les valeurs sûres, en peinture, c’est l’expression des peintres à leur meilleur : Lê Phổ et Mai Thu de 1930 à 1945, Vũ Cao Đàm de 1930 à 1963, Nguyễn Phan Chánh de 1929 à 1939, juste dix ans, avec une insistance sur 1929-1934, Nguyễn Gia Trí, Phạm Hậu quand ils ne se flétrissent pas dans leurs répétitions; Hoàng Tích Chù, Tô Ngọc Vân, mais il a peu produit, Trần Bình Lộc, Lê Thị Luu, aussi.
D’autres sont excellents, mais souvent connus pour deux ou trois œuvres donc, par essence, peu collection-nables. Allez, un « tuyau » pour vos lecteurs : Trân Quang Trân plus connu sous le nom de Ngym est un immense artiste. En privé, ses dessins (matière où il est exceptionnel) se vendent dans les 5 000 euros, ils devraient tripler dans les trois ans.
Dans les plus récents, d’extraction différente, et à suivre : Nguyên Trung, Trương Bé, Bội Trần.
Mais pour les « nouveaux arrivants », je conseillerais aussi d’élargir leur vision à toutes les facettes de l’art du Vietnam: la céramique, les bronzes de Dông Sơn, l’art du Champa ou l’art khmer du delta. Ils méritent une meilleure attention.
Pendant vingt-cinq ans, j’ai été directrice financière, experte en placements. Par retour d’expérience, les investissements en art sont les plus rentables. Confirmeriez- vous, ou infirmeriez-vous qu’un collectionneur pourrait devenir millionnaire s’il fait une bonne acquisition?
Millionnaire? Difficile. Mais se constituer un patrimoine passionnant et le gérer : oui.
Bien sûr, on n’est plus à l’époque où un Nguyên Phan Chánh de 1931 valait l’équivalent de 5 000 euros, alors qu’il vaut deux cents fois plus aujourd’hui. Dépassée également, l’ère des « bleus de Huê » que le prince Bảo Long conservait dans sa cuisine en leur gardant leur rôle réel de vaisselle, mais il reste des pépites, des périodes, pour les peintres, d’autres domaines artistiques.
Un autre exemple pour vos lecteurs : les œuvres de Vũ Cao Đàm quand il vivait à Vence, notamment à partir de 1953. Elles restent sous-cotées, les collectionneurs s’enthousiasmant pour ses œuvres précoces, ou sa période Findlay (1963-2000) alors que l’artiste témoigne dans sa belle cité de Vence d’un enthousiasme joyeux et d’une recherche constante ébouriffante. Par ailleurs les bronzes de Dông Son, les sculptures grandioses du Champa, les extraordinaires céramiques de Bat Trang, époustouflantes d’originalité et non pas suiveuses de l’art chinois comme les bleus de Huê, les bouddhas d’Oc-èo, constituent des pistes extraordinaires. Comme pour les peintures, les coloniaux furent les premiers à s’y intéresser et à en rapporter en France. On en trouve si l’on cherche un peu.
Je reviens d’un voyage au Vietnam où j’ai pu échanger avec quelques rares collectionneurs. Par rapport à la France où les propriétaires peuvent authentifier leurs œuvres auprès d’experts, au Vietnam, c’est plus compliqué. Il semblerait que 80% des euvres soient fausses. Quel est votre avis?
Il y a quelques grands collectionneurs au Vietnam dont toutes les œuvres sont authentiques.
Certains sont un peu ostentatoires, mais la plus extraordinaire des collections appartient à un binational qui cache soigneusement ses trésors. Il a fait son premier achat en 2005, sur mon conseil. Depuis, il a accumulé des merveilles. Assez distant, il a toujours un petit sourire quand nous nous croisons, surtout quand, à cinq mètres de là, un « collectionneur » se filme en direct – pour son « réseau » Facebook à côté d’un tableau qu’il n’achètera jamais et dont il écorche le nom de l’artiste… À côté des vrais collectionneurs, il y a tout un groupe interlope, assez nauséabond qui rêve d’intégrer le marché. Ils n’ont aucune connaissance, sont aigris, agressifs, vomissant leur fiel sur Internet.
Le vrai problème est que le Vietnam est un des cinq pays communistes qui subsistent aujourd’hui et que le « réalisme socialiste » y est un fait : idéologiquement l’art, doit se rapprocher du peuple, témoigner de ses expériences quotidiennes, valoriser son courage pendant la guerre « de libération » et louer toutes les réalisations de la reconstruction. L’artiste doit être le serviteur de la cause socialiste. Les thèmes, imposés, sont les hommes et les femmes, héros, soldats, paysans et « travailleurs ».
On peut concevoir que cette gangue nuit à l’expression artistique, et surtout que l’État ne se considère pas comme le garant de l’art. L’authenticité n’est donc pas un critère moral… Les faux sont partout, y compris dans les musées et des équipes spécialisées bien organisées ont vite compris que la France était la destination rêvée. Un entrisme forcené en France, avec des complicités locales, le manque de connaissances des acteurs souvent attirés simplement par la promesse d’un gain rapide, les fraudes douanières et fiscales, le relais efficace fourni par certains individus de la communauté asiatique nuit au marché. C’est une évidence. Et c’est désolant.
Sur Linkedin, votre fan-club dépasse les Vingt mille membres. Tous dégustent vos articles d’art, par exemple le best-seller « Les Bons, Les Brutes et les Truands » comme une délicieuse glace au soleil. Sans aucun doute, votre blog jeanfrancoishubert.com est la référence en matière d’art Vietnamien. Racontez-nous cette success story.
Linkedin, j’apprécie, car j’y apprends beaucoup : des sensibilités différentes, des thèmes différents. Pas que de l’art.
Mon blog, en français et en anglais, a pour vocation de mieux faire connaître la peinture (et la sculpture) vietnamienne moderne. C’est un format, certes exigeant, qui me plaît, car il se démarque des livres, des catalogues d’exposition, des films ou des articles qui ont tous leurs contraintes, notamment celle liée au public sollicité. Le blog autorise une plus grande expression. Je choisis l’œuvre, je tente de la situer, d’en préciser technique et contexte, avec des notices parfois longues. Je hais la compromission et donc certains articles sont assez offensifs. Il ne faut pas hésiter dans ce monde de lâches, de racistes et de révisionnistes à taper dur. Je suis d’ailleurs sidéré de voir la passivité de mes concitoyens, en toutes matières. Une invitation à un cocktail (le plus souvent financé par nos impôts) suffit pour faire de certains d’entre eux des affidés.
Le blog, gratuit évidemment, sans aucune offre publicitaire ou autre, est une proposition sur Internet, une promenade suggérée, libre. Nul n’est censé y pénétrer si ce n’est de son plein gré. Je note et cela m’amuse beaucoup qu’il est maintes fois repris dans les notices, notamment des ventes aux enchères. Des plagiats doucereux…
Quant à l’article que vous avez mentionné : « Les Bons, les Brutes et les Truands » qui a eu un fort retentissement, il m’a valu énormément de commentaires positifs. Comme une bouffée d’air pur dans un monde vicié. Avec des résultats inespérés. Une des personnes évoquées, qui a cru identifier ses initiales s’est carapatée au Vietnam.
Pauvre delta du Mékong… Plus sérieusement, il semble que cela ait sérieusement freiné quelques trafics et rendu l’entrisme plus… voyant. Un début, j’espère.
Pour terminer sur une note joyeuse, pourquoi l’expert le plus renommé en art vietnamien est-il un Français?
D’abord parce que cet expert étudie ardemment cet art depuis des dizaines d’années avec passion. Et lorsque travail et passion – qui n’ont pas de nationalité se soutiennent mutuellement, les résultats sont là.
Ensuite parce qu’un Français ou un francophone a accès à la manne d’informations que sont récits, archives, témoignages, compilations, essais fondés sur une longue tradition d’études françaises, dans tous les domaines, d’ailleurs, de l’art du Vietnam: on ne peut pas, ne serait-ce qu’aborder l’influence fondamentale de l’École des beaux-arts d’Hanoi, ses statuts, ses programmes, son mode d’exercice si l’on n’est pas francophone, par exemple.
Enfin un amour, aussi, quasi physique, pour le pays que j’ai visité ardemment, depuis longtemps.
Et surtout la fréquentation obsessionnelle des œuvres. Les regarder longuement, les soupeser, les sentir même. On n’expertise jamais sur photo.
Mais « pourquoi pas? » devrait-être l’unique réponse à votre question, particulièrement en ces temps nauséabonds d’essentialisation galopante.
J’ai toujours pensé que seule l’altérité sait juger l’altérité : la voici votre note joyeuse, chère Kim Chi!