Le Pho , « Le Bain », circa 1938 ou l’instrumentalisation du nu
« Le Bain » par Le Pho, une exquise gouache et encre sur soie (39×40 cm), est une des œuvres les plus importantes du peintre.
Il y exprime son art à son sommet mais plus encore nous offre, avec la subtile discrétion et l’élégance qui marqueront sa vie, sa philosophie du monde.
Nous pouvons dater l’œuvre d’autour 1938. Le Pho est dans la pleine puissance de son art, stimulé par son installation, volontaire et conquérante, à Paris, l’année précédente (1937). Il ne sait pas encore qu’il y vivra jusqu’à sa mort en 2001 sans jamais revoir le Vietnam.
Le Pho nous offre une scène d’extérieur à 3 personnages.
Sur la rive un peu fantasmagorique d’un plan d’eau agité de vaguelettes, sur lequel un ponton de bois et de bambou est posé, une confrontation des nudités s’opère. Pour nous la proposer Le Pho choisit des tons de gouache subtils, s’autorise les mélanges de couleur, modifie son noir d’encre classique comme en témoigne le pantalon de la femme.
Trois nudités : celles de l’enfant, totale, de la jeune femme, audacieuse et du troisième personnage (sur lequel nous reviendrons), fondamentale.
L’enfant qui semble frigorifié est d’une nudité réaliste, ses mains croisées sur la poitrine et son buste penché vers la femme témoignent du froid qui le saisit.
La femme est maquillée : ses lèvres sont recouvertes d’un rouge carmin, ses sourcils épilés, ses joues fardées. Elle porte la coiffe tonkinoise classique. Elle a laissé au loin la tunique de son ao dai et n’en a gardé que le pantalon noir soutenu par une ceinture de tissu blanche. On entrevoit subrepticement un sein. Ses chaussures sont curieusement orientées à l’inverse du ponton. Elles correspondent au modèle nouveau de chaussures qui s’impose dans les années 30, dans la bourgeoisie vietnamienne. Confectionnées avec un bois léger, le Wrightia Annamensis, elles assurent à la femme moderne vietnamienne une démarche plus aérienne, complémentaire de la grâce du nouvel ao dai créé avec un succès incontestable par le peintre Nguyen Cat Tuong et promu par Le Pho. La femme enserre l’enfant avec des bras que l’artiste veut irréalistes.
Le personnage au fond en haut est le moins visible des trois.
Pourtant c’est lui qui donne un sens particulier à notre peinture…
Observons sa coiffure, la forme ébauchée de son corps, son geste. Le Pho le rend certes allusif presque caché par l’arbre sur lequel sont pendus les vêtements du groupe. Cet homme est nu. Une révolution dans l’oeuvre de Le Pho car sous réserve d’inventaire, il est le seul adulte homme représenté nu par le peintre.
Celui-ci ne nous donne aucune indication de lien de parenté entre les différents protagonistes. Pourtant celui-ci est essentiel pour la pleine compréhension de l’œuvre. Sont-ce des frères et sœur ? Une mère avec ses deux fils ? Le père, la mère et leur enfant ? Des étrangers les uns aux autres ? Dans le contexte confucianiste dans lequel Le Pho avait été éduqué cette nudité d’un point de vue sociétal si elle est acceptable pour l’enfant, reste choquante pour la femme et inimaginable pour l’homme. Nous ne connaîtrons ainsi jamais la volonté originelle de l’artiste. Mais ce que nous devrons retenir est la véritable transgression culturelle et politique qu’il exprime ici.
Le Pho était un sympathisant du « Tu Luc Van Doan » (Groupement littéraire autonome) un mouvement nationaliste progressiste vietnamien dont il épousait les thèses. Ce mouvement fut créé en 1932 et quatre (Nguyen Tuong Tam, Nguyen Tuong Lam, Nguyen Gia Tri et Nguyen Thu Lê) des 7 membres fondateurs étaient issus (deux non diplômes) des « Beaux-Arts d’Hanoi ».
L’émancipation de la femme, le refus de l’anonymat social des corps participaient aux valeurs de ce mouvement.
Le Pho traduira ce nationalisme culturel non pas en nationalisme politique comme ses amis restés au Vietnam mais en nationalisme artistique importé en France. Un tableau est aussi un manifeste.
« Le Bain », œuvre magique en témoigne.
Jean-François Hubert