Nguyen Phan Chanh, 1932, « La Marchande de Canne à Sucre » ou la sérénité du vrai
Notre tableau appartient à l’exceptionnelle période de création de l’artiste qui s’écoule de l’année 1929 à l’année 1933.
En 1932, Nguyen Phan Chanh est un artiste dont le talent est déjà reconnu.
L’année précédente, à l’Exposition Coloniale Internationale de Paris, l’École des Beaux-Arts de l’Indochine, toute entière, sous l’égide de son fondateur, Victor Tardieu, avait su conquérir un public nombreux, multiforme, non seulement français mais international. La démarche artistique vietnamienne s’identifiait. Plus encore, une nouvelle qualité de collectionneurs, loin des cercles habituels d’Hanoi se révélait. Dans le Paris des années 1930, où tout ce qui compte au plan artistique mondial s’exprime (artistes, écoles de pensée, musées, galeries, revues, etc) la performance est de taille. On aurait pu tout autant s’attendre à un accueil poli mais distant, l’offre artistique étant abondante, scrutée, jugée.
Non, l’intérêt est là et la presse ne s’y trompe pas.
« L’Illustration », un des plus grands medias du monde – dans un somptueux numéro spécial de Noël 1932 consacre un article élogieux – rédigé par Jean Tardieu, le fils de Victor – à la peinture vietnamienne. Les œuvres sur soie de Nguyen Phan Chanh y tiennent la vedette puisque les 4 œuvres illustrant l’article sont toutes des soies du peintre, le journal nous renseignant aussi sur les heureux collectionneurs-propriétaires. Ainsi sont illustrés « La Sorcière » appartenant à Pierre Massé, « La Jeune Fille lavant des légumes » du Dr. Montel, « L’Enfant à l’Oiseau » du Dr. Morax.
Massé est un scientifique de haut niveau, Morax, ami d’Alexandre Yersin, un grand ophtalmologiste, Montel un grand spécialiste de la lèpre et un bienfaiteur. Des individus érudits, altruistes, enthousiasmés par la subtilité de Nguyen Phan Chanh et qui prennent le relais du résident supérieur du Tonkin Auguste Tholance et de son épouse Guglielma, premiers admirateurs du peintre à Hanoi.
Oui, en 1932, Nguyen Phan Chanh est un artiste reconnu par des collectionneurs de haut niveau.
Il a aussi franchi avec succès le cap de la critique parisienne, particulièrement exigeante. Mais rien n’est plus dur que confirmer. Le peintre qui peint lentement, se doit de fournir un autre chef d’œuvre, « La Marchande de canne à sucre ».
L’œuvre est particulièrement bien documentée. Elle figure dans le catalogue (Cataloge I Pitture su seta n 423) de l’Exposition Coloniale de Naples, où l’AGINDO (« Agence économique de l’Indochine) qui continue sa promotion des œuvres vietnamiennes la fait figurer.
Au dos, sur une étiquette, sont inscrits le lieu le titre mais aussi le prix de vente. Les collectionneurs et investisseurs tentés apprécieront : 1500 francs français de 1934 correspondant à 1500 euros d’aujourd’hui…
L’œuvre reprend les caractéristiques classiques du peintre mais apporte quelques importantes nouveautés.
Bien sûr, Nguyen Phan Chanh, avec sa graphie superbe continue à dater et signer et à apposer son cachet en chinois : en haut à gauche, de gauche à droite, la première ligne verticale nous renseigne sur l’année du singe, la seconde ligne verticale se lit de haut en bas « Hong Nan » et « Nguyen Phan Chanh ». Mais en bas à droite si « Hong Nan », en scriptural et en sceau sont toujours en chinois le peintre – et c’est une une novation – signe aussi en quốc ngữ (pas uniquement en lettre romaines comme le démontre la présence des signes diacritiques) et date « 1932 ». On doit y voir une volonté de mieux renseigner un public non sinisant.
Le montage classique est conservé avec le grand rectangle en haut de l’œuvre peinte à l’opposé du petit rectangle en bas. Mais l’artiste Pierre Le Tan (le fils de Le Pho) avait choisi de remplacer l’aspect sombre de la laque japonisante du cadre Gadin traditionnel par une peinture or qui illumine le tableau par diffraction.
Nguyen Phan Chanh conserve sa construction géométrique traditionnelle ligne/triangle/rond/sphère. Mais l’œuvre abonde en lignes (les cannes à sucre qui strient l’espace) avec plus de verticalité (les membres inférieurs sont bien montrés) qui tranche avec l’horizontalité. Moins de ronds avec, seule, la boite sphérique. Le grand rectangle de la table parcourt l’œuvre. Le triangle des noirs d’encre (coiffe et pantalons) est étroit. Il est doublé d’un triangle des chairs (visage, mains et pieds), pointe inversée.
Le camaïeu traditionnel de marron est très abouti, tout en ondes. L’épure comme manifeste.
Humilité et force.
Nguyen Phan Chanh va à l’essentiel : un personnage un geste, un écrit. Le regard est posé sur le geste, digne et beau. La concentration vaut action.
La beauté d’un geste pas d’une posture.
Si l’on avait tendance à oublier qu’outre un peintre et un poète Nguyen Phan Chanh est aussi un ethnologue, le « là dong », cette grande feuille aux multi-usages pratiques que la marchande utilise ici pour protéger son vêtement des projections de la coupe, serait là pour nous le rappeler.
L’artiste a 40 ans, il sait que le monde qu’il n’a pas choisi est aussi un monde qui ne l’a pas choisi.
Dans cette œuvre somptueuse, Nguyen Phan Chanh nous convainc que si il y a un épicurisme de la simplicité existe aussi une sérénité du vrai.
Jean-François Hubert