Vu Cao Dam, 1940, « Hè » ou la vie n’est-elle qu’une bouffonnerie ?
Lorsqu’il peint cette gouache et encre sur soie en 1940, Vu Cao Dam réside à Paris depuis neuf ans. Difficile en cette terrible année 1940 de dater exactement l’œuvre.
« 40 » fut l’année de toutes les hésitations (la « Drôle de guerre »), de toutes les tragédies. Et surtout, de tous les renoncements. La défaite, absolue, rapide, terriblement humiliante de l’armée française face à l’Allemagne, moins de 22 ans après l’armistice de 1918, vient sanctionner son impréparation totale au conflit.
Arrivé en France en 1931, Vu Cao Dam est déjà un artiste émancipé. L’Exposition Coloniale de 1931, l’Exposition Universelle de 1937, son mariage avec Renée Apriou en 1938, sa participation à l’œuvre collective artistique trépidante dont Montparnasse serait le style lui ont forgé une indépendance d’artiste. Le pays natal est un souvenir, de moins en moins une référence.
Le chèo est un théâtre populaire originaire du nord du Vietnam, joué à l’origine dans les campagnes ou dans les cours des maisons communales et des pagodes, s’urbanisant à la fin du 19 ème siècle, tout en acquérant à la même époque les influences nettes du théâtre français : instauration de l’acte, de la scène, dialogues précisés, jeu de scène épuré, diversification des personnages.
Narrant la vie simple de tous les jours, mais aussi les contes traditionnels et les légendes, toujours au prisme du comique, le chèo est un moralisme. Incarné par différents personnages reconduits selon les représentations et immédiatement identifiables par le public comme Hè, le bouffon (sa traduction en vietnamien), l’élément comique. C’est probablement lui que Vu Cao Dam se propose d’illustrer ici.
Il existe autant de styles de chèo que de représentations mais schématisons : traditionnellement, un simple tapis servait de scène dont le public occupe trois des côtés. Ce public est actif, interpelle les acteurs, fait ses commentaires, relançant, comme les acteurs eux-mêmes, s’il en était besoin – l’action.
Aujourd’hui on parlerait de théâtre « participatif » …
Un décor, très simple, mais un environnement musical plus complexe : un orchestre à vents (flûte), à cordes (viole à deux cordes, monocorde, luth à caisse ronde et à deux cordes), et à percussions (tambours et cymbales) accompagne les acteurs. Un chœur, composé soit des musiciens eux-mêmes, soit d’acteurs attendant leur entrée en scène entonne des mélodies, identifiables par tous.
Le chèo, au-delà de la farce, est une morale : de l’honnêteté, de la fidélité, de la piété filiale. Le bien doit être récompensé, le mal sanctionné.
Les gestes des acteurs, codifiés, et leurs mimiques, exacerbées, doivent traduire des sentiments identifiables par le public averti.
Ainsi la « femme vertueuse » a une marche selon droite et digne tandis que la moins « vertueuse » déambule, provocante, ondulant des hanches, de part et d’autre de la scène.
Le personnage de Hè, maquillé de noir, le plus souvent coiffé et vêtu en valet, ne se cantonne pas à commenter l’action mais semonce voire admoneste le mandarin de passage – ou toute autre autorité… – avec pour vocation de les ridiculiser. À l’origine le chèo comprenait cinq personnages types. Hè, notre bouffon, « Lao » (le compère), » Mu » (la commère), » Thang » (le mec), « A » (la nana). Ceux-ci se sont complexifiés (« Hè Moi », le bouffon bavard, « Hè Gay », le bouffon au bâton, entre autres) ou révélés comme « Phu Ong » (le richard) ou « Thua Tuong » (le Grand Mandarin), parmi beaucoup d’autres.
Il est intéressant de noter que Vu Cao Dam invoque/évoque ici le chèo, théâtre populaire et intrinsèquement vietnamien s’il en est, et non pas le théâtre classique, le « tuõng » (théâtre classique totalement chinois d’essence), dans lequel règnent l’instruction par le passé et les grands thèmes historiques, proprement chinois (« Histoire des Trois Royaumes ») ou vietnamiens (« Les sœurs Trung »). Où le Kim-Vân-Kieu que, pourtant, Vu Cao Dam chérit et honore – directement ou indirectement – dans son œuvre, comme le Thach-sanh ou le Luc-vân-Tiên, littéraires obligatoires de tout lettré vietnamien, sont joués. Comme si, pour le peintre, et qui s’en étonnerait la forme l’emportait sur le fond.
Le choix du personnage du bouffon nous renseigne sur la mentalité de Vu Cao Dam en cette année 1940. D’abord, dans le chèo, pas de représentation sans ce bouffon qui est le personnage le plus attendu. Il est l’essence de ce théâtre parce qu’il est le personnage qui transcende la réalité, même si celle-ci est simulée. Le bouffon rit quand c’est triste, pleure quand c’est drôle. Le bouffon est le publicitaire de l’absurde, le conquérant du vide infini qui nous assaille.
Dans Hè, la déconstruction de l’artiste par lui-même est double: il s’affranchit du legs chinois et utilise le vecteur vietnamien sur une route française.
La couleur noire inonde le tableau : le visage de Hè, bien sûr, mais le fond vert, la chemise que l’on voudrait voir blanche. On peut penser – mais ça n’est pas une certitude – que le peintre a trempé la soie dans de l’eau encrée, comme à son habitude de l’époque mais que pour cette œuvre la densité d’encre dans l’eau était plus importante qu’à l’habitude. Et qu’ensuite il a apposé, bien sûr l’encre du bonnet, mais aussi la gouache verte et blanche. On notera également les traits de notre bouffon, habile compromis entre la niaiserie de façade et la percussion nécessaire du tempérament.
En cette année 1940, Vu Cao Dam, mari comblé de Renée depuis deux ans, installé en France depuis neuf années, va chercher l’acteur le plus emblématique du chèo pour nous faire savoir que, dans une vie, il n’y a pas de réponse sérieuse à des questions sans objet : nous sommes libres de souffrir. Mais nous souffrons d’être libres.
Et il vient de se rendre compte que si tout ce qui est formulable est faux, tout ce qui est visible ne l’est pas obligatoirement. Lui, le confucéen, casse toutes les certitudes dans ce tableau emblématique.
Mais nous le savions déjà : un artiste n’est pas un être social.
Jean-François Hubert