Vu Cao Dam, « Le Thé », circa 1930 ou l’homme phong-luu
Ce tableau, unique dans la production du peintre, a probablement été exécuté vers 1930 à un moment charnière de sa vie, où il s’interroge quant à sa volonté de partir à Paris où tout se joue artistiquement.
Une petite fille, à gauche avec sa coupe de cheveux dite de « poupée » fait face à une femme plus âgée munie d’un foulard pour se protéger du froid – comme la petite fille qui enserre sa main entre ses cuisses – non du soleil, car elles sont à l’intérieur comme le démontre le paravent en bois.
Elles ne jouent pas au « Ô an Quan » – ce jeu millénaire vietnamien que l’on dit avoir été inventé dans la rizière – car aucune ligne ne figure au sol mais au « Lieû » où l’habileté du geste l’emporte sur la force de l’intellect. Lieû a plusieurs sens en vietnamien: « je comprends » et « j’achève » sous forme de verbe, mais aussi le nom de l’arbre « saule », la dénomination du jeu faisant référence à la douceur du geste du joueur.
Le Kim-Vân-Kiêu, livre qui accompagnera Vu Cao Dam toute sa vie, évoque l’arbre :
« Mélancoliques, des saules soyeux suspendaient leurs stores. Un loriot sur une branche babillait d’un air railleur ».
L’aînée semble enseigner à la cadette – remarquons sa main droite paume vers le bas – une des subtilités du jeu. Les deux, pieds nus, particulièrement concentrées.
Alors que Nguyen Phan Chanh a peint une célèbre scène de « Ô An Quan », en camaïeu de marron, Vu Cao Dam, lui, ose la couleur : le jaune-pâle de la chasuble, le noir d’encre en aplat pour le foulard et le pantalon, pour l’ainée. Rose pour la chasuble de l’enfant, blanc pour son pantalon, le noir d’encre pour ses cheveux. Le paravent en rouge vermillon et rose dilué, la théière marron, le plateau bicolore, les coupes blanches : une fête mesurée des tons.
L’artiste utilise abondamment les rehauts d’encre diluée pour préciser les corps et créer des halos sectoriels. Il n’utilise pas encore sa technique de l’encre diluée dans l’eau dans laquelle il trempe sa soie avant de la coller sur papier et de lui apposer la gouache et l’encre en quasi-aplats.
Ce délicat tableau s’inscrit par son thème, volontairement léger, sa description, subtilement futile, ses tons variés mais discrets, son cachet, solennel, et sa signature aux trois caractères volontaires dans la traduction picturale de l’homme phong-luu (terme qui n’a pas d’équivalent en français) dont Vu Cao Dam était le chantre : un concept typiquement vietnamien qui définit un être pétri par la quiétude bouddhiste, le calme taoïste et l’ordre confucéen.
Mais il le pressent déjà, Vu Cao Dam trouvera un autre humanisme, plus interrogateur, moins contemplatif mais plus occidental qui saura le séduire.
Pour son voyage à venir, il nous écrit sa propre lettre de recommandation.
Jean-François Hubert