Le Pho : « Portrait de Le Thi Luu », 1935, ou « la porte entrouverte laisse filtrer la bise »
Les œuvres de grande taille à l’huile sur toile de la première période de Le Pho (ici 145 x 76 cm) sont extrêmement rares. On peut citer « L’Âge heureux » (1930), illustrée dans Trois Écoles d’art de l’Indochine (1931) et dans Art du Vietnam de J.F Hubert et C. Noppe (2002), « La maison familiale au Tonkin » (1929) exposée dans La Maison de l’Asie du Sud-Est à la Cité internationale Universitaire de Paris, « La vue du haut de la colline » de la Collection Tholance-Lorenzi ou encore « Nue » de la Collection Tuan Pham parmi d’autres.
Notre peinture est un rare portrait de Le Thi Luu âgée de 24 ans qui fut, outre la peintre talentueuse, l’amie et la muse de la première génération de peintres vietnamiens modernes du 20e siècle – Le Pho, Mai Trung Thu, Nguyen Phan Chanh, Vu Cao Dam, To Ngoc Van, Tran Quang Tran, Nguyen Cat Tuong, Pham Hau, Nguyen Gia Tri et quelques autres.
L’œuvre se structure avec des lignes nettes et distinctes, principalement verticales et obliques mais aussi des tons froids et bleutés qui contestent le traitement géométrique de l’espace pictural, comme si la couleur le disputait à la ligne.
Le tableau n’aspire à aucun manifeste profond, mais il reste l’une des illustrations les plus pertinentes du milieu social de Le Pho (et de Le Thi Luu…) en cette année 1935 au Vietnam.
La belle artiste est vêtue de l’ao dai renouvelé par Nguyen Cat Tuong (Lémur), son camarade de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi (diplômé un an après elle en 1933). Pour autant ses chaussures et sa coiffe restent dans le style tonkinois classique. Le Thi Luu apparaît comme la descendante au propre comme au figuré du « portrait d’ancêtre » classique, accroché au mur au-dessus de la banquette et de son long coussin auquel elle s’adosse, élégante, réservée mais attentive.
Un autre tableau reste « illisible » (une œuvre contemporaine ?) au fond à droite, tandis que la plante, citation graphique que Le Pho se plaît à utiliser dans les années 30, à gauche en bas fait allusion à l’usure du temps. Les volutes de la plante comme les motifs du tapis viennent contester le strict ordonnancement géométrique du tableau.
Mais surtout, ce visage, au maquillage discret (si ce n’est le rouge à lèvres écarlate), exprime au-delà d’une certaine tristesse, une détermination qui caractérisera toute la vie de Le Thi Luu.
Par sa suite d’oppositions clairement affichées notre tableau cristallise bon nombre des questions d’actualité qui s’imposent drastiquement en 1935, dans un Viêt Nam confronté au dilemme entre modernisation et tradition, renouveau ou déclin, nationalisme ou universalité, passivité ou activisme, individualisme ou conformisme.
En France, le Front populaire gagnera les élections en 1936 et le message politique prônera le socialisme : au Vietnam, la puissance coloniale propose un nouveau discours où le dialogue social devient le paradigme nécessaire.
Il fallait tout le talent de Le Pho pour saisir ce moment où la grâce du modèle et la conscience de l’artiste se rejoignent. Pour ne pas seulement évoquer ou questionner le réel mais le signifier. Jusqu’à un engagement politique fort pour Le Thi Luu, plus tard.
Signifier et s’engager…
L’année suivante, Victor Tardieu, fondateur de l’École des Beaux-Arts d’Indochine de Hanoi, décède. Meurt avec lui, comme l’esprit d’un projet quasi-familial. Le Pho s’installe à Paris. Le Thi Luu et son mari rejoindront la France en 1940. Vu Cao Dam y vit depuis 1931, Mai Thu depuis 1937.
On oublie souvent dans notre monde qui reste misogyne que le « trio » était un quatuor.
Inséparable en France jusqu’à la mort de Mai Thu en 1980 puis de Le Thi Luu, elle-même en 1988.
Comme l’a écrit Phan Chau Trinh (1872-1926), dans son poème La Chandelle :
Mais la porte entrouverte laisse filtrer la brise
Dans la nuit qui s’achève, à qui confier ses larmes ?
Jean-François Hubert