Nguyen Tuong Lan, « Dans les lotus », 1933, ou l’émancipation gracieuse de la femme vietnamienne
Nguyen Tuong Lan vient d’obtenir son diplôme de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi dans la 4ème promotion (1928-33) quand il peint cette sublime gouache et encre sur soie de grande dimension (46,5 X 78 cm) où fraîcheur, imagination et signification exultent.
« Dans les lotus », un titre inscrit au dos de la peinture par l’artiste, et non « les lotus », un détail sémantique qui nous donne en partie la clé de l’œuvre.
Car dans ces lotus qui saturent la représentation, il y a, individualisée par une savante recherche sur des tons de gouache vert-bleuté pastel très doux en dominance, une jeune femme, signalée par le noir d’encre de sa chevelure et le marron de la barque (ou du ponton) de bambou sur lequel elle se tient, en un équilibre qu’on imagine fragile. Le peintre la décentre vers le haut, à gauche, de la composition.
De profil, anonymisée, en un geste des deux mains d’une grande délicatesse, elle se saisit d’une fleur de lotus. Un lotus parmi d’autres, en fleurs ou en bourgeons, accumulés sur le plan d’eau où ses feuilles concurrencent les nénuphars. Comme une houle végétale.
La jeune femme porte l’ao dai moderne, conceptualisé par Nguyen Cat Tuong (1912-1946), le condisciple de l’artiste à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi. Le succès du vêtement auprès des jeunes femmes qui revendiquaient leur modernisme face au vieux monde confucianiste qui les obérait, ne sera jamais démenti.
Le trait vif, précis, la composition audacieuse en double déséquilibre – de la scène et de la jeune femme – l’usage plus par touches que compact de l’encre, les tonalités subtiles composent une œuvre remarquable de beauté mais aussi stupéfiante de sens.
Ngyen Tuong Lan est sensible au sacré. En témoignerait si nécessaire, son « À la Pagode » issu de la collection Tholance-Lorenzi, (Christie’s Hong Kong 23 novembre 2014, numéro 335).
Bien sûr, culturellement, le lotus ce sont toujours ces fleurs qui tombèrent d’un ciel sans nuages à la naissance de Bouddha, cette tige de lotus que tenait un bodhisattva pour annoncer sa naissance, la plante qui touche à la terre par ses racines, à l’eau par sa tige, à l’air par sa fleur. Et qui, insubmersible, s’épanouit sous l’action de la chaleur solaire, car les feuilles ne flottent pas sur l’eau, comme celles des nénuphars, mais s’élèvent au-dessus de la surface. C’est lui encore dont la graine passe de l’air dans l’eau, germe dans la vase, croit, puis refleurit et redevient graine.
Un symbole de réincarnation, du nirvâna et de la Roue de la Loi. Et la liste n’est pas close.
Tout ceci, Nguyen Tuong Lan le sait. Le ressent, en est imprégné, comme il l’est du confucianisme.
Mais le peintre est aussi un militant, un moderniste nationaliste, au cœur de la création du Tự Lực văn đoàn, ce mouvement vietnamien qui naît concrètement en cette année 1933 et prône la modernisation de la société, de la culture et de la littérature vietnamiennes.
Se vouant notamment à « reconnaître le rôle de la femme dans la société » comme énoncé au point 6 des « Dix préceptes à méditer » de son programme (rédigé plus tard par Hoang Dao en 1936-1937). Aussi, dans sa peinture, le peintre se sert de ces lotus comme un écrin pour magnifier la jeune femme.
« Dans les lotus » est une œuvre majeure dans la peinture vietnamienne. Un manifeste puissant artistiquement et politiquement voué à l’émancipation de la femme vietnamienne dans ces années 30.
Une gouache et encre sur soie contre le dogmatisme.
Mais Nguyen Tuong Lan aura peu de temps pour développer son œuvre. Comme tant d’autres il paiera de sa vie son engagement. Comme Nguyen Cat Tuong.
Tous deux seront assassinés par le Vietminh en 1946
Jean-François Hubert
[…] artistes : Alix Aymé, Nguyen Tuong Lan, Le Pho, Vu Cao Dam et Mai […]