Vu Cao Dam, 1940 – 1980, « Tête », « Maternité », « Portrait de fils d’un ami » ou le refus poétique de l’essentialisation
Le Pho me le disait lui-même – témoignant en cela, aussi, d’une très élégante modestie – : « Vu Cao Dam est le plus grand artiste vietnamien« . À l’aune d’une longue vie partagée par les deux artistes, professionnellement et amicalement, au Vietnam et en France, l’appréciation prend toute sa valeur.
Le Pho pratiqua l’huile sur toile, la gouache et encre sur soie et la laque (qu’il abandonna très vite car il y était allergique). Mai Thu passa de l’huile sur toile à la gouache et encre sur soie. Vu Cao Dam fut le seul des trois « compères » à pratiquer, outre la gouache et encre sur soie, la sculpture.
Un domaine où il reste à ce jour inégalé comme le démontrent parfaitement nos trois sculptures.
S’il sculpta beaucoup moins qu’il ne peint, la sculpture l’habita toute sa vie. Malicieusement, lorsqu’il vivait à Vence-où il ne sculpta pas – ne disait-il pas à ses hôtes, avec son sourire doux et lumineux ? :
« Un jour, je retournerai à la terre. »
Très jeune, son talent, inouï, éclate.
Ce dont témoigne par exemple le sublime « Buste de mon père » , un bronze de 1927 (qui figurera 4 ans plus tard à l’Exposition Coloniale (cf Catherine Noppe et Jean-François Hubert, La fleur du pêcher et l’oiseau d’azur. Arts et civilisation au Vietnam, Musée royal de Mariemont, 2002). Quand il exécute ce bronze, il a… 19 ans.
Ou ces gallinacées, datables de 1928 (cf Jean François Hubert (Dir.) L’Âme du Vietnam, Paris, 1996 p. 72) :
Son talent impressionne tellement Victor Tardieu que celui-ci sélectionne 7 sculptures de l’artiste pour l’Exposition Coloniale de 1931 (ci-dessous les descriptions des œuvres, écrites de la main de Tardieu).
Dont ce « Buste de jeune fille annamite » :
Le style de Vu Cao Dam exprime de 1927 au début des années 30, une représentation très typée ethniquement (il suffit de reprendre les titres des œuvres…), qui fait appel aux masses-volumes et aux surfaces plutôt lisses.
Les socles en bois, cubiques, pour les têtes, resteront une constante de son œuvre.
Nos trois sculptures, uniques, condensent admirablement l’immense talent de l’artiste.
Qui, au début des années 30 évolue vers un autre style moins figuratif : moins genré, moins ethnique, plus universel, ce qui en ce temps là encore veut dire plus occidental. En témoigne avec grandeur la « tête », vers 1940 que « Le pugiliste » de Paul Landowski (1875-1961) n’aurait pas désavouée.
Ensuite, comme si l’artiste luttait contre la sensation tenace que le souvenir du « pays natal » s’estompe, un retour aux « racines » s’opère. Les thèmes se « re-vietnamisent », l’exécution traduit un moindre appel aux « masses ». Le détail s’accentue.
L’illustre magnifiquement la Maternité chez qui on identifie, aisément, les yeux bridés, la coiffe tonkinoise et l’ao dai. Les volumes sont moindres et la surface n’est plus lisse.
Vu Cao Dam – Maternité Vu Cao Dam – Tête du fils d’un ami
Entre réminiscence et citation ?
Une grande tendresse aussi, comme un refus de l’austérité confucianiste.
Vu Cao Dam, pour cette Maternité, comme pour le Fils d’un ami procède certes par modelage mais aussi par incisions et striations à l’aide de spatules en bois dont certaines munies d’une extrémité en fil de fer.
Michel Vu, le fils de l’artiste, et artiste lui-même, né en 1941, nous offre un témoignage inédit et vécu :
« Je devais avoir sept ou huit ans et je me souviens que mon père montait ses sculptures – personnages ou bustes en argile – en élevant une forme circulaire qui devenait la base de la sculpture, pour une tête, c’était le cou.
Et il montait la sculpture en la tournant sur la sellette et en rajoutant du bout des doigts des petits morceaux d’argile, parfois de la taille d’une lentille quand il arrivait à la finition, qu’il lui arrivait de mouiller avec sa salive.
Il me disait : » Il ne faut surtout pas qu’il y ait des bulles d’air, cela ferait éclater la sculpture pendant la cuisson ». (communication privée, 4 mai 2024)
Ce modelage ascensionnel, cette finition où chaque geste est une offrande, créent dans cette Maternité, chez la femme et l’enfant, ce regard attentif, ce sourire esquissé, tout en charme, ce nez fin, cette bouche entrouverte et ce cou gracieux. Et chez le « Fils d’un ami » cette expression faussement distante qui se veut masquer la timidité inhérente à l’âge.
On le voit, libre, seul maître de son art, Vu Cao Dam, témoigna toute sa vie d’un refus, poétique, de l’essentialisation.
Jean-François Hubert