Le Pho, « l’adieu au Tonkin », 1936, ou la fenêtre, miroir du souvenir
« L’adieu au Tonkin » est une œuvre essentielle de Le Pho.
Sa forme, unique dans l’œuvre du peintre et symbolique, le contexte particulier de sa création, la représentation proposée, remarquable, et les destins personnels mais liés du couple Tholance-Lorenzi (Orsolla née Guglielmi (1888-1968) et son époux Auguste Tholance (1878-1938)) et de Le Pho confèrent à l’œuvre une aura particulière.
On sait que la collection d’Auguste Tholance, l’ancien Résident supérieur du Tonkin et de son épouse Orsolla Lorenzi, constituée très tôt, a réuni un ensemble magnifique d’œuvres de différents artistes de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi parmi lesquels Nguyen Phan Chanh, Nguyen Tuong Lan, Lé Yèn… et d’autres, toutes choisies à la source, avec un goût exquis et une profonde érudition. Une collection empreinte une très grande passion commune pour l’art vietnamien. Leur entente, quasi-familiale, avec Le Pho, orphelin très jeune, leur permit d’acquérir certains de ses chefs d’œuvre. Citons par exemple – , « Femme assise », une soie de 1934 ou « La vue du haut de la colline » une huile sur toile de 1937. Mentionnons également le grand paravent en laque « Paysage du Tonkin » daté 1937, qui a figuré dans l’exposition « Paraventi : Folding Screens from the 17th to 21st Centuries » (26 octobre 2023- 26 février 2024) à la Fondation Prada à Milan.
En cette année 1936, deux départs du Vietnam sont programmés. L’un pour les Tholance-Lorenzi, qui rentrent en « métropole » après un très long séjour au Vietnam, l’autre pour Le Pho qui sait déjà qu’il sera Directeur de la section artistique de l’Indochine à l’Exposition Universelle de Paris l’année suivante. Le Pho a également compris après son voyage en Chine en 1934 que son œuvre restera dans une recherche « à l’occidentale » et que la carrière toute tracée qu’on lui propose en tant qu’enseignant à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi ne le satisfera pas.
Un changement drastique de vie pour le couple et pour le peintre qui prépare son second voyage en France après sa première expérience de 1931-32.
Ressent-il déjà qu’il ne reviendra plus jamais au pays natal et qu’il passera donc plus de deux fois fois sa vie entière en France qu’au Vietnam ?
C’est dans ce contexte d’émotion partagée et probablement bijective que naît l’œuvre. Est-ce une commande ou un cadeau ? On ne le sait pas.
Ce que l’on peut constater immédiatement c’est que Le Pho, friand de citation symbolique, accompagne son œuvre d’un cadre en bois massif octogonal fier de ses 8 arêtes auspicieuses.
Le châssis à la forme d’une fenêtre qui donne sur un pan de nature pure.
Une vision simple. Pas de personnage, pas de construction, pas même une barrière ou un oiseau. Des fleurs et un arbre fruitier au sein d’une masse de feuilles dans un camaïeu de vert. Une luxuriance végétale.
La terre du Vietnam.
Et sa beauté nourricière.
Le bananier et son fruit nourrissant et symbolique, offert cérémonieusement sur les autels, en souhait de réussite académique et professionnelle.
Sa pousse en grappe qui symbolise l’unité familiale et sa couleur jaune, celle du bonheur.
Accompagné dans cette luxuriance de vert, – simplement éclaircie sur le côté droit comme par une traînée de soleil – par la pivoine, reine des fleurs après le lotus. Symbole de beauté, de distinction et de prospérité.
Le peintre ordonne sa scène à forts coups de pinceaux en aplats, réservant cependant des touches plus légères aux fleurs.
Il n’accompagne pas, fait rare, sa signature en lettres romaines des deux caractères chinois habituels. Réaffirmation d’une vietnamité moderne ?
Ce que Le Pho veut conserver en mémoire pour les Tholance-Lorenzi et lui-même, c’est cette nature si belle, si fraîche, ces odeurs entêtantes qui ravissent les sens. Il sait que les heureux destinataires de son tableau n’auront qu’à diriger leur regard vers celui-ci pour se remémorer leur cher Tonkin. De fait, le tableau ne quittera plus les murs de l’appartement de Nice où Orsolla – Auguste meurt en 1938 – le contemplera, parfois avec Le Pho à ses côtés, tous les jours jusqu’à sa mort en 1968.
Au décès d’Orsolla, il fut donné à un membre de la famille, en témoignage de leur amour commun pour le Vietnam.
Cette fenêtre, miroir du souvenir.
Jean-François Hubert