Mai Thu, 1946, « Mère et enfants », ou la « manifestation délicate » l’est-elle autant que cela ?

29 février 2024 Non Par Jean-François Hubert

En 1960, le critique d’art français Maximilien Gautier (1893-1977), propose – dans une plaquette éditée par Jean-François Apestéguy, le marchand attitré de Mai Thu – son analyse de la technique picturale du peintre.

Pour lui, l’artiste s’inspire de six principes formulés par « un portraitiste chinois du VIe siècle », lui-même influencé par une longue lignée de prédécesseurs.

Les 6 principes ? 

  • Saisir le rythme vital ;
  • Rendre la structure essentielle de la ligne ;
  • Se soumettre à la nécessité de la ressemblance ;
  • Manipuler soigneusement couleurs et encre :
  • Porter une attention particulière à la composition et au rôle de l’espace ;
  • Profiter de la copie de l’ancien pour créer de nouvelles possibilités. 

Maximilien Gautier ajoute que les peintures de Mai Thu sont la « manifestation délicate » de ces principes.

Soit…

Mais qu’en est-il de la réalité de ces principes et s’appliquent-ils vraiment à Mai Thu ?

Les principes :

La lecture de François Cheng – précisément un passage de son SouffleEsprit (Paris 1989, p. 19), ouvrage passionnant s’il en est, difficile, mais dont la lecture est un ravissement – nous permet d’identifier le « portraitiste » évoqué par Maximilien Gautier. Il s’agit de Xie He, peintre mais aussi critique d’art qui vécut en Chine au VIe siècle de notre ère, essentiellement connu pour ses Six principes de la peinture chinoise (绘画六法, Huìhuà Liùfǎ), présentés dans la préface de son livre L’Estimation des anciennes peintures (古画品录, Gǔhuà Pǐnlù).

Laurence Binyon (1869-1943) constatait déjà au début du XXe siècle (Binyon emploie le terme de « canon » pour « principe ») que:

« Le premier des Canons est le seul important  car les autres s’occupent plutôt des moyens destinés à atteindre le but défini par le premier » (Introduction à la peinture de la Chine et du Japon… (« The Flight of the dragon »)) Traduit de l’anglais par Henri d’Ardenne de Tizac (1877-1932) Première édition : Bulletin de l’amicale franco-chinoise, 1912.

Cette œuvre de Shitao (1642-1707), par exemple, « Pins, Rochers et chute d’eau », une encre sur papier (99 × 47.5 cm), condense bien, 11 siècles plus tard, les 6 principes de Xie He :

Certes pour y identifier le premier d’entre eux, le « rythme vital » il faut adhérer au concept taoïste qui le fonde mais les 5 autres  s’imposent à un œil objectif, le 6ème nécessitant tout de même une bonne connaissance de la peinture chinoise…

Mais ces mêmes principes sont-ils présents chez Mai Thu ?

Mieux: leur spécificité lui convient-il ?

Reprenons:

Le « rythme vital » ?  

Mai Thu, comme tout réel peintre, a l’ambition (quasiment la nécessité mentale) de représenter le/un/son monde. Mais, au sein de tous ces artistes qu’il fréquente à Paris depuis 9 ans, qui côtoie la cosmologie taoïste telle que la décrite François Cheng, ibid, pp 147-149 ? Qui l’évoquait à l’Ecole des Beaux-Arts d’Hanoi pendant sa scolarité en 1925-30 ? Qui depuis ? 

Personne.

On peut aussi imaginer ici le soin que le peintre mit à chercher l’inspiration chez les anciens et à les utiliser comme modèles. Mais quels anciens et quels modèles si ce ne sont des Occidentaux, ces Occidentaux auxquels Mai Thu, après Vu Cao Dam et Le Pho, viendra directement se confronter en 1937 ?

On voit aussi l’importance de la ressemblance sublimée dans une sorte de naïveté assumée. 

Mai Thu assume les deux principes de la liste que sont la restitution de la structure essentielle de la ligne et la manipulation minutieuse des couleurs et de l’encre (essentiellement pour les cheveux). Remarquons aussi son usage de la gouache en couleurs limitées (mais non mélangées) et en aplats avec des touches plus légères, une dilution de l’encre et des grattages subtils de cette même gouache.  

Cette volonté de Gonthier d’ »asiatiser » (ici…artistiquement), on la retrouve chez Waldemar George dans son Le Pho (1970):

« Jusqu’en 1943, 1944 Le Pho pratique un art d’expression chinoise tributaire du passé. Il peint à l’aquarelle sur des supports de soie et de papier.

Sa main bien exercée est alerte et docile. Ses pinceaux sont étroits et minces ou revêtent l’aspect des petits balais. Sa touche est délicate, sensible et frémissante. Ses œuvres peuvent être assimilées à des poèmes muets. Comme ses ancêtres, lorsqu’il est incapable de s’exprimer en vers, Le Pho a recours aux couleurs et aux lignes. Il définit la forme par des signes elliptiques » (non paginé).

Comme une essentialisation, à outrance et à distance, fondée sur un cliché élaboré en deux étapes: le présupposé qu’un « Asiatique » peint comme en Asie et qu’un Vietnamien n’existe pas sans la Chine. Et surtout l’incapacité à comprendre l’acculturation et son effet miroir.

Parallèlement, les artistes chinois contemporains qui résident en France, depuis le début des années 1920, notamment Xu Beihong (1895-1953), Sanyu (1895-1966), Pang Xunquin (1906-1985), Lin Fengmian (1900-1991) et Pan Yuliang (1895-1977) témoignent, eux aussi, de préoccupations artistiques qui les entrainent loin de Xie He (voir Francesca Dal Lago, « Un corps sans ombre ? Le dessin à l’encre chez les premiers artistes actifs en France » dans Éric Lefebvre et Maël Bellec Dirs) « L’encre en mouvement, une histoire de la peinture chinoise au XXe siècle« , Paris 2022 (pp 100-117)

Une essentialisation outrancière et superficielle, exacerbée de nos jours. En témoignent certains commentaires, au mieux mièvres, le plus souvent ridicules par lesquels certains contempteurs – malgré eux ? -, avachissent la peinture du Vietnam.

Le vrai sujet est la signification de cette très grande (78 X 62 cm) gouache et encre sur soie, datée de 1946.

Y figurent une femme et deux enfants. Postulons qu’il s’agit d’une mère et de ses fils.

La jeune femme, les cheveux défaits, vêtue de confortables vêtements d’intérieur, est entourée des deux petits garçons. Le peintre renforce l’union des 3 personnages par le fort noir d’encre des chevelures, appliqué en triangle.

La femme est accoudée à un grand oreiller orange-bleu-jaune placé sur ce qui pourrait être un lit. L’horizontalité de celui-ci, la verticalité de la paroi du fond, une fine tenture, en haut, et une porte ajourée et sculptée de motifs géométriques, concentrent physiquement le groupe, renforçant sa cohésion mentale.

Le milieu social est aisé, certes, mais sans ostentation.

L’austérité des visages s’impose mais observons les mains : celle de gauche de la mère enserre sans fermeté le genou de son fils, celle de droite recueille plus qu’elle n’accueille celle de son autre fils. La mère écarte même son visage alors que l’enfant – comme le confirme sa main droite en haut empoignant la tête de sa mère – recherche la chaleur maternelle.

L’amour et la bienséance. Qui, ici, refrène quoi ?

Deux enfants, deux manifestations : l’un en recherche-témoignage d’affection, l’autre en présentoir d’autorité.

En effet celui-ci présente de sa main gauche un Kim Khánh 金磬 qu’une cordelette relie à son cou. Les empereurs du Vietnam attribuaient, sous les Nguyen, depuis sans doute Gia Long (1802-1820), cette décoration à leurs mandarins ou hauts fonctionnaires méritants. Elle se compose d’une plaque dorée en forme de gong traditionnel vietnamien et est ornée de divers caractères et symboles chinois tels que des dragons (et la perle sacrée), des chiens de Fô, des tortues ou des phénix, selon le grade précis du récipiendaire.

Pourquoi ce Kim Khánh se retrouve-t-il brandi par le jeune enfant ? Le récipiendaire, chef de famille, est-il décédé ? 

Que se passe-t-il vraiment au sein de ce huis-clos ?

La passivité maternelle que l’on ressent au prime abord, les regards au loin du groupe traduiraient-ils un désarroi combattu ensemble ?

Un questionnement très occidental ? Non, très moderne. 

Pour André Comte-Sponville (Dictionnaire Philosophique, 2 éd Paris, 2021), « Être moderne, (…) c’est mettre la raison plus haut que la foi ou la révélation, la liberté individuelle plus haut que l’obéissance, le progrès plus haut que la tradition – et l’avenir, surtout à partir du XIXe siècle, plus haut que le présent ou l’éternité ».

Qui précise : « L’essence d’un être, c’est sa puissance d’exister; son existence c’est son essence en acte ».

Pour un peintre l’acte suprême, c’est peindre. Et peindre c’est témoigner. Cette « mère et enfants », figurative s’il en est, témoigne d’un monde qui se fracture où tous les codes se diluent. C’est la fin de toutes les frontières politiques économiques, sociales et culturelles. Sous une peinture que l’on pourrait croire onctueuse comme un marquis français poudré du XVIIIe siècle, témoin, parfois malgré lui, s’expriment des cataclysmes qui s’amoncellent.

Chez Mai Thu, comme chez Le Pho ou Vu Cao Dam, mais aussi chez Nguyen Phan Chanh ou Nguyen Gia Tri, ce sont les personnes, pas les « pins » ou les « rochers » qui « signifient ». 

Pour tous ces artistes, il convient de décrire un monde immédiat, pas ce monde où « les souffles vitaux (sont) censés relier tous les êtres et leur agir dans un chou-liu (« circulation universelle ») comportant d’incessantes transformations internes… » (François Cheng, ibid, p169).

Non, ici c’est un monde, figé parce ce que sidéré qui s’exprime. 

Une saine mais cruelle sidération car l’artiste du Vietnam (on saluera la nuance du gentilé, différent de « l’artiste vietnamien ») a appris au XXe siècle que son monde, son réel qui lui est accessible était en train de disparaître… avec lui.

Avec tous les tabous. Là est la « manifestation délicate ».

Mai Thu et son tableau. La personne de gauche n’a pas été identifiée. Sans date

Jean-François Hubert