Mai Thu, 1946, « La Femme au châle rouge », ou les yeux et le cœur
En 1946, Mai Thu vit depuis 2 ans à Vanves, une commune limitrophe de Paris, dans un appartement tout proche de celui où résident Vu Cao Dam et sa famille. La paix retrouvée, le temps est à un plus grand optimisme même si les privations de la guerre perdurent. L’artiste a beaucoup exposé, avec succès, pendant celle-ci et sa notoriété grandit.
La même année, Ho Chi Minh se rend à Paris dans le cadre des « accords de Fontainebleau ». Mai Thu, Le Pho et Vu Cao Dam le rencontrent. Un vent frais semble souffler du Vietnam. L’homme fascine toute la communauté vietnamienne qui se berce d’une douce euphorie où le nationalisme passionnel prime sur l’analyse politique… moins de 5 ans plus tard sera lancée au Nord-Vietnam une réforme agraire expéditive…
Le temps semble suspendu.
Notre tableau, s’inscrit dans cette intermittence du sens qui fait les grandes œuvres. Il constitue une œuvre charnière dans la création du peintre.
La distinguée jeune femme porte élégamment l’ao dai en soie des années 30, la tunique noire et le pantalon blanc exprimant un chic classique particulier. Son châle rouge, auquel il ne faut pas accorder de signification politique apporte une note de fantaisie. Il réapparait dans son dos offrant une double ponctuation chromatique à la peinture.
C’est une femme moderne dégagée des contraintes sociales et esthétiques du confucianisme que nous peint Mai Thu : visage maquillé, sourcils épilés et rouge à lèvres soutiennent l’ao dai moderne : tous signes de contestation du confucianisme qui dominait encore au Vietnam quand Mai Thu l’a quitté en 1937. Un peu altière, elle pose pour nous, légèrement de biais, sans nous regarder. De ses mains, l’une saisit le châle, l’autre erre. Attachement et errance symbolisés par le peintre, comme une posture contradictoire.
Ici, pas de scène d’intérieur où l’habitation et l’ameublement identifient le caractère vietnamien. Pas non plus de paysage typé où bambous, lotus, ou montagnes de la « Moyenne région » situent géographiquement le lieu. Un paysage de buissons et d’herbes hautes, un peu fantasmagorique, plus neutre, que l’on peut attribuer à l’Asie ou à l’Europe au Vietnam ou à la France constitue le fond de l’œuvre.
Le message est clair : universel est le lieu, vietnamien reste l’individu. Alors que ses deux compères franchiront le pas de l’intégration, Le Pho, drastiquement, Vu Cao Dam avec retenue, Mai Thu restera un exilé de l’intérieur.
Usant massivement du noir d’encre, principal attribut identitaire des artistes vietnamiens des années 30, Mai Thu situe la liberté dans la personne plus que dans le lieu. S’enrichir d’un endroit sans le laisser vous saisir. C’est ce qu’il fit au Vietnam jusqu’en 1937, c’est ce qu’il fera en France jusqu’à sa mort en 1980 en France ou il repose.
Loin des yeux ou loin du cœur ?
Jean-François Hubert