Mai Thu, 1943, « L’élégante Interrogation », ou toutes les images disparaitront-elles ?
L’intérieur témoigne de l’austérité un peu surannée des demeures aisées de l’époque, à Hanoi ou Hué. Le fauteuil en bois dur, mâtiné d’influence française, l’opulente tenture horizontale, la colonne en bois massif avec sa base sculptée en pierre du Thanh-Hoa ne suffisent pas à atténuer cette rigueur toute confucianiste.
L’artiste nous isole de la scène en imposant au premier plan le haut d’une balustrade, certes ajourée et sculptée de motifs floraux, mais frontale, dans toute la largeur du tableau. Comme si il nous tenait à distance pour que nous quémandions son attention. La baguette moulée et dorée du cadre-que la galerie Romanet utilisait à cette époque – circonscrit et rehausse le sujet. Plus tard, Mai Thu fera de ses cadres patiemment confectionnés et laqués par lui, bien plus que des accessoires, des révélateurs d’œuvre.
Deux ao dai habillent les femmes. Celui de celle revêtue de la coiffe tonkinoise, est doublé d’un châle à fleurs en velours de soie bicolore. L’autre, simple, habille celle aux cheveux déliés qui porte une torque, tous deux sont sont du type du modèle créé dans les années 30 à Hanoi par Nguyen Cat Tuong (1912-1946), alias LeMur, couturier novateur et artiste lui aussi diplômé de l’École des Beaux-Arts d’Indochine (en 1933). Membre du groupe littéraire nationaliste (fondé en 1932), le Tu Luc Van Doan (Groupe littéraire autonome), Lemur ne suggérait pas alors une simple mode mais offrait à la femme vietnamienne urbaine une émancipation, physique et mentale.Le vêtement, une arme sociale. Mai Thu, bien évidemment, soutenait comme quasiment tous les artistes du pays ce mouvement nationaliste et libérateur.
L’ enfant a tous les attributs de la coupe de cheveux à ses vêtements – de son milieu…
Lieu et personnages: tous éléments de la classe aisée vietnamienne, celle de Mai Thu, fils de Mai Trung Càt (1857-1945), un haut dignitaire de la Cour impériale de Hué.
Sous réserve d’un inventaire exhaustif, notons que Mai Thu a peu souvent représenté trois personnages réunis. Comme si, ici, il avait besoin de la force d’un groupe, pour nous livrer le sens de son œuvre.
Les visages des personnages, que l’artiste a particulièrement soignés, nous rappellent que Mai Thu fut un extraordinaire portraitiste, d’abord au Vietnam jusqu’en 1937 puis à Macon, France, où il réside en 1940-41, après sa démobilisation de l’armée française. Il y peint nombre de portraits des habitants. Le « Portrait de Mme N. D et de sa fille » exécuté en 1941 témoigne avec grâce, d’un talent à son sommet. Plus tard, après la guerre, il proposera essentiellement des visages plus lisses, quasi-interchangeables. Le sens d’un anonymat comme une renonciation à l’identité.
Ces trois visages, en 1943, n’affirment pas mais interrogent. Ils sont les interprètes du peintre.
Les deux plus jeunes personnages se saisissent respectivement le menton de la main. Si les visages s’ignorent, les corps sont rapprochés.
Le charnel comme défiance du spirituel.
Tout le sens du tableau pourrait résider dans les mains de la femme assise, celle qui pourrait être la mère. Elle est la seule qui nous regarde, avec une autorité délicate mais ferme, celle de la femme vietnamienne, les deux autres portent les yeux au loin. Ses mains, lointaine allusion à un abhaya-mudra devenu séculier, témoignent de la certitude de sa séduction, mais d’une séduction qui attendrait une réponse. Miroir du peintre, metteur en scène de son propos. Les mains libres, inutiles, des deux autres protagonistes s’affalent sur le bois dur du fauteuil ou de la rambarde.
À son arrivée en France en 1937, Mai Thu a délaissé l’huile sur toile pour favoriser essentiellement l’encre et gouache sur soie. Comme l’affirmation d’une identité. Une technique, exogène, enseignée (la « peinture sur étoffes » du programme officiel) dès la fondation de l’Ecole des Beaux-Arts d’Hanoi et qui devient très vite une caractéristique identitaire vietnamienne que Nguyen Phan Chanh poursuivra, de son coté, au pays, et que Le Pho et Vu Cao Dam abandonneront progressivement, parmi d’autres.
Mai Thu s’est-il vraiment installé en France ?
Jouer du dôc huyen, ce vieil instrument vietnamien dont il est un maître, est-ce partager avec autrui ou s’isoler au sein d’un pays ou le cosmopolitisme artistique et notamment musical est la norme absolue ?
De fait ce magnifique tableau vient témoigner de l’insatisfaction de Mai Thu. Loin de ses racines, il parait, contrairement à ses deux amis, Pho et Vu Cao Dam, incapable de se re-situer.
Peut-être leur voyage vers l’Ouest n’avait-il pas le même sens ? Mai Thu n’a-t-il fui qu’un amour (dé)passé, cette « Mademoiselle Phuong » dont il nous a laissé des huiles, des fusains et des pastels-et-fusain superbes, datés de 1937 ?
Sa quête, en France, n’est-elle qu’un complément de lieu alors que Le Pho et Vu Cao Dam, eux, y sont venus chercher un supplément d’âme ? Pour eux ce n’est pas parce que les choses étaient difficiles qu’ils n’osaient pas. Non, ils savaient, que, si ils n’osaient pas, elles seraient difficiles.
Là où Vu Cao Dam et Le Pho demandaient à la France de les surprendre, Mai Thu lui a demandé, lui, de le comprendre. Une différence de quête qui s’est traduit par une différence d’intégration.
Mai Thu sait que toutes les images disparaitront : immédiatement celles que l’on voit, plus longuement celles auxquelles on songe. Mais celles dont on rêve ?
En cette année 1943, Mai Thu nous répond, avec son élégance de lettré, via ces trois personnages qui incarnent le passé, le présent et le futur : nul ne peut-être privé de sa nostalgie.
Jean-François Hubert