Mai Thu, « La Joconde », 1974, ou le sourire de l’autre
Mai Thu, dans son parcours d’artiste n’a pas hésité – certes exceptionnellement – à se confronter picturalement aux grands maîtres du passé. En témoigne sa version de « La grande odalisque » de Ingres que nous avions eu l’honneur de commenter sur ce blog. Le confirme cette magnifique « Joconde ».
« La Joconde » originale de Leonard de Vinci, on peut imaginer que Mai Thu l’a vue à satiété, au Louvre, de son arrivée à Paris en 1937 à 1974, date d’exécution de son propre tableau. Nul doute qu’il l’a scrutée, à toutes les lumières du jour, par toute saison, s’offrant une observation attentive et continue. Une piété. Il a 68 ans, est au sommet de son art (largement reconnu) et, pourtant, tel un élève d’atelier, il se lance dans la reproduction du tableau déjà le plus célèbre au monde.
Comparons les deux versions. Leurs différences ont un sens :
La position générale est la même. La belle jeune femme est assise.
Seule sa tête et le haut du corps sont représentés. Son buste est tourné vers sa droite, son visage de face; on remarque une légère torsion entre la tête et les épaules. Dans la représentation de Mai Thu le buste est plus menu, le corps plus mince, répondant ainsi aux canons vietnamiens.
Le visage, également est moins énigmatique mais plus doux.
Les mains sont douces et relâchées, la droite posée sur la gauche (dos et poignet) qui serre l’accoudoir du fauteuil. Mai Thu reproduit à l’identique les gestes et soigne particulièrement les mains, ce qui est inhabituel chez lui – comme chez Le Pho, les deux artistes s’autorisant quelques facilités dans ce domaine…-.
Les cheveux lisses retombent sur les épaules en fines bouclettes, une raie au milieu chez Leonard alors que chez Mai Thu, ils sont lisses et presque cachés par le voile au point qu’il nous faut la puissance visuelle de l’encre pour les remarquer vraiment.
La tête est ornée d’un voile noir transparent qui ourle la partie haute du front pour envelopper ensuite la chevelure dans le modèle léonardien. Le voile est beaucoup plus apparent chez Mai Thu.
L’épaule gauche montre un drapé semblable à une écharpe. Celle-ci est moins large chez Mai Thu et découvre ainsi le riche ao dai de soie où le caractère chinois « longévité » est reproduit à l’envi.
Derrière, une balustrade, plus prononcée et clairement à décor sino-vietnamien chez Mai Thu.
Au-delà, un magnifique paysage (inspiré de deux lieux différents à la jonction de l’Ombrie et de la Toscane) que l’historien de l’art Angelo Conti (1860-1930) a identifié comme « un mouvement, une lumière qui, des lèvres et des yeux de la femme passe dans le paysage en un serpentement de cours d’eau, s’élargit, l’envahit tout entier et devient le sourire de la nature ».
Des rochers, des lacs, des rivières mais pas un arbre, aucune plante. Mais, tout de même, des signes d’activité humaine : un chemin sur la gauche, un pont sur la droite. Aucune intervention humaine chez Mai Thu, car le chemin originel devient un méandre tandis que le pont n’est pas représenté.
Sans aucune contestation possible, Mai Thu situe la scène à un de ces endroits où la terre ferme s’ouvre sur la baie d’Halong, baie-symbole du Vietnam s’il en est.
Ce paysage est tout un art en lui-même : Leonard de Vinci est l’inventeur – en théorie et en pratique – de la « perspective aérienne ». Et c’est lui-même qui nous en parle le mieux dans son « Traité de la perspective » : « il y a une espèce de perspective, qu’on nomme aérienne, qui par les divers degrés des teintes de l’air peut faire connaître la différence des éloignements de divers objets ».
Il avait compris – génie universel de son temps que l’air n’est pas transparent. Toujours dans son Traité : « Les choses éloignées paraissent azurées, à cause de la grande quantité d’air qui est entre l’œil et l’objet ; cela se remarque surtout aux montagnes ». Dans sa Joconde, Leonard semble vouloir nous emmener, en haut, vers le lointain. Mai Thu, lui, intègre aussi la perspective mais nous propose, lui, un ciel plus tumultueux et plus proche, utilisant des tons plus affirmés.
On précisera que les sinuosités du vêtement de la Joconde de Vinci rappellent ce paysage alors que Mai Thu ne reprend pas le lien en représentant en grand nombre le caractère « longévité » sur le ao dai de sa Joconde.
Ainsi, de Vinci, Mai Thu conserve tout sauf l’identité du modèle et du lieu.
La femme par sa physionomie (traits du visage, cheveux, morphologie) et par son habillement ne peut être que vietnamienne. Le paysage, nous l’avons remarqué ne peut pas être plus vietnamien (pour un nordiste comme Mai Thu…).
Pour le reste Mai Thu se reconnaît comme un disciple de Vinci. De l’œuvre il en admire le regard du modèle, ses mains et son sourire. Il est sensible au sens de la couleur chez Léonard. Ce Léonard qui, qui, en son temps, fut un des premiers à comprendre que les objets n’ont pas de couleurs en soi mais que celles-ci varient en fonction de la lumière, des reflets et de la distance de l’observateur.
Comme Léonard il préfère l’harmonie chromatique, les demi-tons, ce dont témoigne sa pratique sans faille de la gouache et encre sur soie. Bien sûr, Mai Thu, ne pratique pas le Sfumato (« nuancé » en italien) surtout au coin des yeux et de la bouche, au cœur de l’expression du visage. Mais la technique de la gouache et encre sur soie sur papier le lui permettrait-il ?
Car le Sfumato est un glacis: technique qui consiste en une superposition de très fines couches de peinture, la suivante postulant le séchage totale de la précédente et devant être quasi-transparente pour ne pas faire disparaître la précédente. De la plus foncée à la plus claire. Jeu d’ombre et de lumière permis par un pinceau très fin. Mais si Mai Thu sait particulièrement bien utiliser le pouvoir d’absorption de la gouache et de l’encre par la soie et le papier qui la sous-tend, Vinci a peint sur du peuplier recouvert d’une fine couche de gesso – un enduit à base de colle et de plâtre-. L’effet est donc structurellement différent.
Enfin, respect de Mai Thu pour Léonard, la comparaison des deux dimensions (77 cm X 53 cm pour Vinci et 53,5 x 37,5 cm pour notre tableau) témoigne du respect des proportions (1,45 contre 1,43)…
Dans sa représentation de « La belle odalisque », Mai Thu interprétait l’Occident en train de figurer l’Orient en une troisième acculturation en double miroir, donc à l’infini.
Dans sa « Joconde » le peintre vietnamien nous offre une œuvre universelle pour toute personne de bonne foi.
Pour le peintre, une identité n’est jamais une soumission mais juste un style.
Mai Thu le sait et, ici, il nous le prouve : le regard de l’autre, même accompagné d’un sourire, ne regarde que l’autre…
Jean-François Hubert