Vu Cao Dam, 1950 : « L’anneau de jade » ou la primauté du rite sur l’évènement
Tout au long de sa vie, Vu Cao Dam aimait à répéter que le Kim Van Kiêu, qui, pour lui, exprimait le plus profond de l’âme vietnamienne, inspirait son œuvre. Pour autant alors que l’œuvre narre, pour le moins, bon nombre d’évènements dramatiques, le peintre a toujours choisi de s’inspirer uniquement des scènes de douceur et de bonheur et de sérénité de l’œuvre.
Vu Cao Dam était issu d’une famille de lettrés dans laquelle selon une tradition souvent rencontrée dans ce milieu, on avait coutume de désigner les mâles (!) de la famille, au gré des générations par des noms faisant référence à la qualité primordiale de la famille. Ainsi « Vu Cao Dam » peut signifier « mots élevés ». De même que le nom de son père, Vu Dinh Thi, signifie « poète érudit ». Ce qui le décrivait à souhait, considérant qu’il fut un brillant linguiste, co-fondateur de l’École des interprètes d’Hanoi. Rappelons par ailleurs qu’il fut le délégué du Tonkin à l’Exposition Universelle de Paris en 1889. Cette érudition avérée, cette poésie nécessaire, Vu Cao Dam lui aussi savait qu’elles étaient consubstantielles à la tradition lettrée vietnamienne. Il les revendiqua toute sa vie.
Dans le Kim Van Kiêu, le jeune Kim se hisse, à l’aide d’une échelle, au sommet d’un mur bordant un jardin afin d’entrevoir sa belle, Kiêu, prêt à la demander en mariage. Mais ici Vu Cao Dam s’il évoque la scène ne nous la décrit pas fidèlement au livre. Il se l’approprie. Nous sommes au chapitre V (intitulé : « L’échange des serments ») du poème : Kim a loué un pavillon voisin de la résidence de Kiêu et « Jour après jour, il contemplait le mur de l’Est », sans relâche, s’en approchant pour « y respirer le parfum de sa belle ». Le texte nous précise que le mur est « moussu de brocade ». Un jour, il trouve une épingle d’or – qu’il ressent appartenir à Kiêu – sur un pécher et de l’autre côté du mur annonce à celle-ci qu’il lui rapportera le bijou. Étant retourné chez lui pour se saisir d’une paire de bracelets en or et d’un carré de soie, il revient pour « par l’échelle de nuages, prestement enjamber le mur ».
Notre peinture évoque cet épisode.
Nous pouvons, non pas pointer mais remarquer, les libertés par rapport au texte que s’autorise (proclame ?) l’artiste : dans sa peinture l’arbre n’est pas un pécher mais un cerisier, cet arbre si souvent associé au Têt ; un anneau de jade remplace les « deux bracelets d’or ». Il faut y voir une volonté délibérée de l’artiste de montrer que le lettré doit l’emporter sur l’amoureux, le rite doit prendre le pas sur l’évènement. Vu Cao Dam le sait : en peinture aussi le symbole est fort et le « Livre des Rites » nous enseigne que « l’homme supérieur porte le jade sur lui »…
Pour autant le livre n’évoque plus ces deux bracelets et nous apprend que Kiêu échange l’épingle d’or contre son foulard, brodé, et son éventail. L’échange des cadeaux fondant la promesse réciproque d’un mariage proche.
Michel Vu le fils de l’artiste a bien voulu nous donner son propre commentaire de l’œuvre dans une communication privée en 2006 :
« J’ai souvent entendu mon père dire que le Kim Vân Kiêu, un poème du début du 19ème siècle, considéré par beaucoup comme l’expression la plus vraie de l’âme vietnamienne, l’inspirait dans son œuvre. Une chanson d’amour épique illustrant les relations complexes entre cultures chinoise et vietnamienne. Le Kim Vân Kiêu, une histoire d’amour et d’aventures, souvent dramatiques, dont les passages de tendresse et de bonheur si proches de sa sensibilité artistique ont inspiré Vu Cao Dam. (C’était aussi sa façon de tourner le dos à la violence de la guerre, de rejeter la haine à laquelle tant d’intellectuels succombaient – quand tous ensemble ils ne sombraient pas dans le désespoir.
Un des thèmes favoris de mon père auquel il retourna toute sa vie fut celui de » L’Anneau de Jade ». Cet épisode du Kim Vân Kiêu relate la déclaration du poète à la jeune fille qu’il aime. Du haut d’une échelle appuyée sur un mur, le jeune homme l’assure de son amour éternel. L’amour triomphe de tous les obstacles : mu par une force irrésistible, le poète n’a d’autre choix que de transgresser l’ordre établi, l’amour étant tout autant révolutionnaire qu’éternel.
Que les joues de la jeune fille soient roses est un détail essentiel que Vu Cao Dam inclue toujours dans ses œuvres, le rose des joues d’une jeune fille, symbolisant dans le Vietnam ancien, sa beauté et jeunesse suprêmes.
Dans le Kim Vân Kiêu, Kim témoigne de son engagement avec sa belle en lui offrant deux bracelets en or. Pourtant dans sa peinture, Vu Cao Dam illustre un bracelet en jade parce que dans la tradition confucéenne le jade symbolise une très pure et belle femme.
Connue pour son pouvoir de guérison, cette pierre était respectée par les sages qui voyaient en elle le lien entre le monde physique et le monde spirituel.
Le thème central de « L’Anneau de Jade » est une ode à l’amour qui résonne bien avec la forte conviction de mon père que le don était une valeur suprême d’autant plus s’il était fait par amour.
En outre, il constitue un hommage à ma mère qui lui offrit une union sans faille pendant 62 ans, fondée sur la tendresse et la délicatesse.
Sur un mur, dans ma chambre à Saint-Paul de Vence, est accrochée une petite œuvre de mon père des années 70 représentant un coq. Elle porte une dédicace : « À ma chère Renée à qui je dois le meilleur de moi-même. Vu Cao Dam ».
Je n’oublierai jamais ce que, un jour, un ami de mon père (le Docteur Manh Don) me dit :
« À ce niveau d’exercice, je veux dire le plus haut, votre père est le dernier survivant d’une civilisation multi-séculaire qui dans sa forme la plus pure pourrait disparaitre le jour où votre père nous quittera ».
Le lecteur constatera que l’interprétation et le commentaire de Michel et le mien divergent tant sur le fond que sur la forme. Il me paraît essentiel d’offrir au lecteur la possibilité de se forger une opinion. L’art est avant tout affaire de sensibilité et, ici, le commenter, au mieux, se fonde sur un échange amical, non une confrontation.
L’Anneau de Jade a été peint en 1950 lorsque Vu Cao Dam réside à Béziers et est considéré comme sa dernière œuvre sur soie. Après celle-ci, l’artiste abandonna la gouache et encre sur soie. Comme si cette peinture l’avait comblé et convaincu que son sommet avait été atteint dans ce genre.
D’autres médias l’attendent. Il saura aussi les utiliser avec grâce
L’Anneau de Jade allie force technique et talent créatif au service d’une tendresse qui, pour Vu Cao Dam, était une vertu.
Jean-François Hubert