Le Pho, circa 1937: « La femme au voile blanc » ou le voyage est un démiurge
Ce qui rend cette oeuvre exceptionnelle, outre sa subtile exécution c’est que l’artiste nous offre une belle tonkinoise certes toute de grâce et d’élégance affichées, mais, en mouvement, et non une représentation hiératique dont il est coutumier dans sa première période.
Autre rareté, il s’exprime avec un sens de l’observation quasi-ethnographique : la femme, d’une élégance sans faille avec son ao dai jaune, son écharpe blanche (que Le Pho nous présente comme un « voile » dans son titre ) a inversé son chapeau conique pour transporter des gousses de graines de lotus, des prunes et des goyaves. Soucieuse de garder son teint diaphane ou peut-être d’éviter la pluie à ses cheveux elle s’est coiffée d’une feuille de lotus (qu’elle vient d’arracher à la surface de l’eau comme le prouve la tige également figurée) qu’elle maintient fermement sur sa tête, tel un fichu. On notera l’inversion, déjà vue dans d’autres oeuvres, de la main (deux mains gauches), sans qu’aucune explication réelle (négligence ou symbolique voulue) ne puisse être donnée.
Le traversier, avec son piquet, fiché en terre à l’arrivée, suppose qu’elle a mené la barque seule pour franchir le cours d’eau. Personne pour lui tendre une main – qu’elle ne semble pas attendre – lorsqu’elle accède sur la terre ferme. Ce qu’elle fait d’un pas décidé mais prudent, les yeux au sol, chaussée de ses socques en bois, ici à talons hauts (que portent habituellement les femmes plus âgées).
En revanche, le cours d’eau et la rive sont plus évoqués que décrits alors qu’ils occupent une large partie de la soie.
Le fond à peine pigmenté d’une gouache couleur de la soie rèche implique une date vers 1937, année de l’installation de Le Pho à Paris. Ce que vient corroborer la grande taille du cachet de l’artiste entre les deux signatures classiques en caractères chinois et lettres romanisées.
Cette femme belle, jeune, élégante, décidée et libre qui a changé de rive sur son frêle esquif, seule mais confiante, qui s’engage d’un pied ferme sur la rive c’est Le Pho, lui-même lorsqu’il retourne en France en cette année 1937.
Lui, le fils du Vice-Roi du Tonkin, âgé de 30 ans, y arrive, seul, modeste mais ambitieux : il sait déjà que l’enjouement de l’âme et l’engouement du corps l’y attendent.
Il le ressent : le voyage est un démiurge.
Jean-François Hubert