« L’arrivée de la mariée avec son cortège » – Tran Van Can & Nguyen Khang
Remarquable par sa grande taille (122,5 x 240 cm) et la qualité du travail de laque, ce paravent en huit panneaux est une œuvre importante, dans l’art vietnamien du XXe siècle, pour sa calligraphie, son thème, l’année de son exécution.
Sa calligraphie : tracée, au dos du paravent, en beaux idéogrammes chinois (en laque d’or), elle nous fournit de précieuses indications inscrites verticalement (un groupe d’inscriptions et une signature isolée).
La non-identité/identification qu’affichent (même si les inscriptions sont au verso…) les deux protagonistes en cette année 1936 nous parait fondamentale :
Non-identité : l’œuvre ne porte pas de signature ou d’indication en lettres romanisées alors que la grande majorité des artistes les ont utilisées soit seules, soit concurremment avec la graphie chinoise, depuis le début de leur scolarité à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi.
Identification : à la Chine avec l’idéogramme, exclusif. Rien n’est lisible pour celui qui ne lit pas les caractères chinois (ce qui est le cas de nombreuses personnes à l’époque, au Vietnam ou ailleurs, françaises ou… Vietnamiennes. L’ajout du sceau amplifie l’identification.Et dans le sceau « Beaux-Arts », Hanoi n’est pas citée…
Au delà de la signature cette œuvre pourrait sembler purement vietnamienne (une laque exécutée à Hanoi). Mais l’est-elle tant que ça? Le thème pourrait être chinois : la (future) mariée, son cortège de porteurs, les chevaux et parasols, les sampans au loin, y compris la cocasserie du cheval manifestement courroucé, à l’extrême gauche, tout pourrait être chinois. Il convient de s’interroger sur cette nécessité qu’ont les deux artistes de renier – au moins par la graphie – la voie tracée par l’École des Beaux-Arts que l’Exposition Coloniale de Paris (1931) avait consacrée : il existe une peinture vietnamienne autonome. Ici nous avons une peinture sinophile par le sujet. Seule la technique parfaitement maitrisée de la laque est vietnamienne.
L’année 1936 semble, aussi au Vietnam, l’année de tous les dangers : l’art sans conscience est aussi la ruine de l’art.
Plus techniquement, la double signature (seule celle de Tran Van Can étant doublée d’un sceau) nous explique que la conception de l’œuvre (dessin, couleurs) est le fruit du travail de Tran Van Can tandis que son exécution est de Nguyen Khang. Le premier est donc plus honoré (présence d’un sceau) que le second. Le dessin pour le premier, l’application de la laque pour le second, telle est l’entente, même si les deux amis, qui se sont rencontrés à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi – tous deux reçus majors au concours d’entrée, respectivement en 1936 et 1935 – savent qu’en laque, les deux démarches doivent s’associer et s’enrichir l’une l’autre pour aboutir à une œuvre réussie.
Nous l’avons vu : la laque artistique au Vietnam est une importation française magnifiée par une tradition locale. Cette tradition locale est plus celle du matériau que de son usage artistique. L’influence française importée – Inguimberty connaît obligatoirement les œuvres des années 20 de Jean Dunand, la subtilité des étudiants (Le Pho, Tran Quan Tran…), l’apport technique de Dinh Van Thanh, l’enthousiasme d’Alix Aymé, vont révolutionner la matière et offrir à la laque son envolée et sa splendeur dont témoignera Nguyen Gia Tri, par exemple.
Nos deux artistes déjà confirmés poursuivront leurs recherches : Tran Van Can poncera le cinabre et posera ainsi une pierre fondamentale de « l’édifice-laque ». Nguyen Khang se perfectionnera en laque sans atteindre les sommets (la technique n’est pas tout…).
Tran Van Can, le plus doué des deux, sept ans plus tard, en 1943, peindra – à l’huile sur toile… – le portrait de « La Jeune Thuy » – conservé au musée des Beaux-Arts d’Hanoi -. Dans ce tableau, la petite fille représentée avec des traits et un vêtement plutôt occidentaux, nous apparaît lumineuse et pleine de vie dans un intérieur de style européen.
Ce chef-d’œuvre de Tran Van Can nous montre que la sinisation de 1936 n’est plus qu’un souvenir : une tradition purement française inspire l’œuvre. Les choix d’un artiste ne sont jamais définitifs… Et c’est tant mieux..
Mais revenons à notre paravent où lumière et vitalité éclatent. Le dessin est ferme et ambitieux, la peinture toute en perspective, ce que permet plus facilement l’espace non clos.
Quatre chevaux, vingt-deux personnages – en comptant maîtres et laquais, mais en excluant la jeune mariée cachée sous le hamac -, sept parasols, symboles du pouvoir mandarinal, viennent scander une ode lyrique mais ambigüe : celle du mariage.
Les artistes ont transcendé la cérémonie : or, argent, « aile de cancrelat », rouge cinabre, telles sont les couleurs de la marche nuptiale (le bleu de Prusse n’apparaissant historiquement qu’un peu plus tard).
L’empressement du groupe, magnifié, n’empêche pas la description fidèle comme en témoignent l’habillement parfaitement rendu des maîtres et des serviteurs, et la richesse du dais du hamac.
Au loin, la barque immobile sur la berge du fleuve vient nous rappeler que le temps fera son œuvre et que l’immédiateté de l’instant n’est qu’illusion.
On pense au poème de Lê Qui Dôn (1726 – 1784) (« Maman, je désire me marier »):
« Maman, ne vois-tu pas notre voisin de l’Est recevoir sa mariée et notre voisin du Nord conduire sa fille à sa nouvelle demeure ; de l’Est à l’Ouest, quelle animation !».
Jean-François Hubert