« Nostalgie du Haut-Tonkin » et « Les Élégantes », 1968 ou l’année de tous les dangers, deux chefs d’œuvres de Nguyen Gia Tri
Ces deux laques, commandées directement à l’artiste par le collectionneur franco-vietnamien Maurice Rossi en 1968 s’éloignent des compositions habituelles du maître.
Dans ces deux œuvres majeures, le grand maître de la laque nous convie à un voyage dont il est le guide à la fois comme théoricien mais aussi comme exécutant.
Ici, son talent unique est mis au service d’une description à la fois politique de son pays au XXème siècle mais aussi artistique de la création picturale du moment. Une histoire stimulante et une élégance et une beauté que nul ne conteste.
Toute sa vie Nguyen Gia Tri s’est trouvé profondément impliqué dans les événements de l’époque, acteur ou sujet, vainqueur ou battu (le plus souvent… battu). Pour peu qu’on veuille bien l’approfondir son œuvre traduit toutes les tragédies du temps : la guerre pour l’indépendance, l’exil à Hong Kong, la séparation entre le Nord et le Sud Vietnam, puis la guerre à nouveau, civile cette fois, qui dévaste son pays. Tout s’inscrit dans ces laques qui enrichissent une œuvre grandiose.
Nguyen Gia Tri fut un artiste engagé, un nationaliste lucide, un homme toute sa vie en exil que celui-ci fut intérieur ou extérieur. Pour nous il est le génie de l’art de la laque. Les Chefs-d’œuvre sont toujours créés par la sensibilité d’un homme à condition que cet homme soit un artiste de talent.
C’est en 1968 que « Nostalgie du Haut Tonkin » est créée. L’artiste nous décrit ces magnifiques régions qu’il connaissait personnellement. Il nous offre les maisons des minorités au milieu des rizières que dominent les montagnes en pain de sucre. L’artiste se remémore l’endroit non pas comme un topographe ou un ethnologue mais comme le peintre d’une émotion, d’une impression : il transcende le minéral, il glorifie la végétation.
Où sommes-nous ? À Sapa (Lao Cai), à Mu Cang Chai (Yen Bay) ou à Hoang Su Phi (Ha Giang) ? Ce nordiste, né à Hadong (1908) près de Hanoi se languit de ces régions pour lui inaccessibles depuis 1954 et la partition du pays. Aucun personnage n’est représenté ici, paradoxe dans l’œuvre du peintre qui en a fait le thème dans son œuvre toute sa vie car la mémoire éternelle ne saurait s’encombrer de simples mortels. Dans une composition toute verticale l’artiste consent à représenter le hameau, le centre de la vie entre les rizières et les montagnes mais aussi entre le ciel et la terre. L’artistique tranquillité de l’eau en bas répond à celle du ciel au-dessus. Tout est impermanence. Pense-t-il à Mme de Thanh-Quan, la grande poétesse du XIXe siècle :
« De regret du pays la poule d’eau exhale sa plainte;
Chantant sa nostalgie, la perdrix s’égosille.
Je m’arrête et contemple le ciel, les monts, les eaux :
Mes pensées intimes sont seules avec moi-même. »
Ou Cao Ba Quat (1809-1855) :
« Puisque nous savons que le sort décide de la prospérité ou de la ruine
Ne nous fatiguons pas à chercher les honneurs
Ce sont les circonstances qui amènent l’élévation. »
La peinture baigne dans une atmosphère poétique servie par une explosion d’or et d’argent, un mélange subtil de surfaces mates ou brillantes guidées par la main subtile du peintre qui compose avec de fins coups de pinceaux. Tout semble flotter. L’usage du rouge beaucoup plus discret que dans les compositions habituelles du peintre oblige ici l’observateur à porter son regard vers les montagnes au loin.
La seconde laque, « Les Élégantes », est aussi inhabituelle.
Les deux femmes marchent de concert, coiffées à l’Occidentale et semblent presque danser avec des gestes amples : une représentation si éloignée du style classique vietnamien que l’on trouve généralement chez Gia Tri mais qu’il nous rappelle – pour bien situer sa démarche – avec la représentation de la femme avec en bas à gauche de la peinture, toute classique dans sa description.
Un des arbres semble en bourgeon tandis que l’autre semble à l’agonie. Faut-il croire que l’artiste ressent déjà la mort – dans un futur proche – de son Vietnam traditionnel ? Celui qu’il a connu et qui le fera toujours rêver. Cette année 1968, le Têt a été particulièrement sanguinaire à Saigon où il vit. Gia Tri, le (l’ex ?) militant nationaliste comprend déjà que s’inscrit déjà la fin d’un monde, le sien.
La peinture baigne aussi dans une atmosphère poétique servie également par une explosion d’or, de cinabre (couleur particulièrement noble mais aussi la couleur du sang), de coquille d’œuf avec toujours cette heureuse répartition de la matité et de la brillance guidées par les fins coups de pinceau du peintre.
Chacune unique, personnalisée, dédiée, ces deux laques magistrales sont deux arguments d’un manifeste que nous adresse le meilleur artiste de la laque au Vietnam.
Jean-François Hubert