« Le Concert » par Le Pho. 1938. Ou « la réalité n’est pas le sujet »
C’est probablement vers 1938 que Le Pho peint cette magnifique gouache et encre sur soie.
« Probablement » car il est difficile dans son œuvre de préciser l’année d’exécution pour la période qui court de son installation définitive en France en 1937 jusqu’à cette exposition d’Alger, en 1942, aux Galeries Romanet et Pasteur.
Précisons : Le Pho s’engage dans l’armée française, à la déclaration de guerre, en 1939 (comme Mai Thu). Pas comme Vu Cao Dam (qui se plie au refus de sa jeune épouse Renée). Après la défaite de 1940, il est démobilisé à Carcassonne. On le retrouve ensuite à Nice (en « zone libre »). Il expose à Vichy, chez Lorenceau, en 1941. Le grand marchand parisien Romanet lui organise des expositions en Algérie (française) entre 42 et 44. Deux expositions à Casablanca (1942) et Buenos-Aires (1943) puis à Paris (Galerie Joly Hessel) témoignent de la promotion dont il jouit.
Notre gouache et encre sur soie – aux dimensions plus grandes (60 x 50 cm) – que la moyenne de sa production contemporaine est née probablement dans les années d’avant-guerre. Éliminons la période militaire que l’on suppose peu propice à l’activité artistique, nous aurions à choisir entre 1938 et 1941.
La comparaison, entre autres, avec sa « Nativité », datée 1941 par lui-même, et ses œuvres d’avant 1938 (couleurs, fond, visages, traitement de l’intérieur…) nous offre quelques arguments pour l’année 1938.
Elle fut acquise par Alain de Sérigny alors fraichement nommé rédacteur en chef de « l’Écho d’Alger », journal influent de l’époque.
On trouve là un condensé de la méthode Le Pho : celui-ci, fils du « Vice-Roi du Tonkin » ne souffrait d’aucun complexe de caste vis à vis des hauts représentants de l’administration coloniale. Victor Tardieu, Tholance, Gugielmi, Brévié, Blanchard de la Brosse : fondateur de l’École des Beaux-Arts, Résident Supérieur, Gouverneur ou Directeur: tous ces noms scandent la carrière de Le Pho.
Bien sûr les émules de Pierre Bourdieu sauront y trouver « champs », « habitus » et « violence symbolique »… Vaste champ de réflexion plus que d’étude véritable : notons simplement qu’aucun vietnamien (si l’on met à part ses amis Vu Cao Dam, Mai Thu, Le Thi Luu qui choisirent comme lui la « Conquête de l’Ouest ») ne lui fut jamais d’aucun soutien.
Le Pho se lie facilement avec tous ceux qui, eux, promeuvent l’art. Dans le Paris de l’époque, l’art bouillonne, déborde et se déverse dans le monde entier. Quelle émulation pour le natif d’Hadong et quelle responsabilité ! Il est au cœur de son monde.
Le Pho nous offre une description puissante d’un intérieur vietnamien :
Une belle et élégante musicienne joue de la flute tandis qu’une autre, plus distante, s’évente en lisant ce qui semble être une lettre. Le texte est en quoc ngu et l’on peut identifier quelques mots : « môt vài lòi » (quelques mots), « thò vong » (souffle retentissant). La lectrice en ao dai vert s’accoude nonchalamment sur la table basse vietnamienne sur laquelle sont posés un livre et une coupe. Tout en elle témoigne d’un abandon. D’elle-même ?
La musicienne, elle, vêtue d’un ao dai à la couleur bleu très sombre quasi noir cérémonieux semble de ses mains habiles et gracieuses (rarement Le Pho a peint des mains si belles) jouer la belle musique du pays natal.
Les deux sont pieds-nus, signe d’un certain abandon, que confirment leurs cheveux dénoués.
Dans cette oeuvre Le Pho use d’une riche foison de couleurs: jaune, rouge, vert et bleu. Plutôt vives ( pour de la gouache…), elles nous montrent que Le Pho n’attendait que le conseil (qui viendra en 1943) de Matisse : éclaircir sa palette.
Rose, blanc et crème viennent adoucir le noir de l’encre, les couleurs sombres d’un des ao dai et de la table basse.
Le panier d’osier vietnamien et les fleurs qu’il contient, témoignent de l’extrême soin que le peintre a apporté à décrire les lis, les pivoines et les prunus, fleurs typiques du Vietnam.
L’artiste asiatise un peu plus sa scène : le livre sur la table a une couverture vietnamienne, le kakémono au mur pourrait être chinois ou japonais.
Le Pho est le peintre de l’allusion, de l’allitération. Il n’est pas un fou de musique comme Mai Thu, de poésie comme Vu Cao Dam, d’engagement politique comme Le Thi Luu.
Il est un sage de l’allusion pas un militant de l’illusion.
Pour lui, le Vietnam ça n’est pas une musique, des rimes, un drapeau. C’est beaucoup plus et c’est beaucoup moins : des souvenirs, des odeurs, quelque chose d’indéfinissable. Et un peintre ne veut que de l’indéfinissable. Sauf que l’indéfinissable est, par essence, indéfini.
Après tout, Le Pho a tout pratiqué: l’huile sur toile, la laque, l’encre et la gouache, la lithographie (et n’évoquons même pas le dessin et l’aquarelle). Jamais la sculpture, mais Mai Thu et Vu Cao Dam, eux, n’ont jamais tenté l’aventure de la laque.
Le Pho réunit là tout ce qui fait le charme du pays natal : la grâce des femmes, l’art de vivre, le poids de l’Histoire et pourtant il ressent qu’il a définitivement quitté tout ça. Dans cette fin des années 30, le peintre cultive un style mais ne célèbre pas une époque. Le confucianisme, non. Matisse et Bonnard, oui. C’est pour eux qu’il a quitté le Vietnam.
Certes Le Pho ne pouvait oublier le « Chinh Phu Ngâm » (Chant de la femme du combattant) – écrit en chinois par Dang Trân Côn (1705-1745) vers 1740 et traduit – essentiellement – en nôm par Phan Huy Ich (1751-1822) au début du 19 ème siècle :
« Chaque année les charmes se fanent davantage;
L’homme s’attarde dans les contrées lointaines.
Pourquoi le corps et l’ombre naguère jamais séparés
Sont-ils maintenant comme l’étoile du soir et l’étoile du matin ».
(Traduction Lê Thanh Khoi, « Aigrettes sur la rizière ». Paris. 1995. p110.)
Mais en cette – présumée – année 1938, il donne déjà raison à Chagall :
« Là-bas où je suis né, ou aujourd’hui la France, c’est un tableau, c’est une matière. Paris, c’est un tableau, un tableau déjà peint. »
Bonnard (une des deux admirations de Le Pho) le répétait sans cesse :
« La réalité n’est pas le sujet ».
Jean-François Hubert