Truong Bé : une quête de l’absolu
Que sait-on d’un homme ? De sa vie ?
Simplement ce que l’on sait du monde : rien. L’artiste, pourtant, nous offre (à nos risques et périls) une interprétation du monde et donc un regard sur lui (« lui », le monde, « lui » l’artiste).
Truong Bé est un grand artiste parce qu’il est un homme vrai qui a su incarner l’histoire de son pays même s’il s’en défend. Derrière son sourire franc et charmeur, au-delà de sa robuste démarche, s’exprime un caractère fort. Pour certains, cette solidité d’apparence est presque comminatoire.
Pour moi elle est la condition obligatoire à l’expression d’un talent certain que je situe au sommet de la production picturale vietnamienne : dans la pratique de la laque Truong Bé est l’égal d’un Nguyen Gia Tri.
Dans son art, il est un homme heureux et fier de l’être. Sa fierté témoigne de son bonheur et son bonheur honore sa fierté. Ceux qui connaissent le Vietnam identifieront chez lui cette fierté précisément, teintée d’une certaine rudesse, que l’on rencontre chez les hommes du Quang Tri (où il est né) mais aussi le bonheur teinté d’une certaine tristesse qui caractérise les habitants de Hué (où il peint et où il enseigne depuis si longtemps).
Fierté, tristesse, des concepts que le Vietnam s’est appropriés tout au long de son histoire. La fierté vietnamienne n’est pas l’arrogance mais la certitude d’un destin ; la tristesse vietnamienne ce ne sont pas des larmes mais un regard, parfois embué, noyé dans un large sourire doucement réprimé.
Qui est plus vietnamien que Truong Bé ? Personne. D’autres le sont différemment mais nul ne l’est plus. Regarder une œuvre de Truong Bé, c’est rentrer dans une démarche poétique à la technique parfaite. Une œuvre de Truong Bé mérite une longue observation et nécessite une adhésion à son monde interne.
Son exigence est absolue et nous fait penser à Y Lan morte en 1117 :
Être est non-être, non-être est être
Y Lan – L’être et le non-être
Non-être est être, être est non-être
L’être qui ne s’attache à rien
Est seul capable de s’unir à l’Absolu.
Principalement lorsqu’il s’exprime en laque (avec la peinture sur soie, la laque est l’une des contributions majeures de l’art pictural vietnamien à l’art mondial), Truong Bé nous propose une langue sans mots mais remplie de sons, une vision sans images mais éclatante de couleurs.
Truong Bé a décidé de déstructurer le monde non pas pour le reconstruire mais pour le supporter. Il illustre cette «Impermanence du monde» dont parle Nguen Gia Thiêu :
Combien d’êtres ont subi peines et épreuves !
Nguen Gia Thiêu (1741-1798)
Ils gardent forme humaine, pourtant leur cœur est mort.
Comment s’étonner que tout homme à peine en naissant
Jette déjà des pleurs en salut à la vie !
Il a su dépasser (ou déplacer) la plainte pour la transformer en ode.
Des mânes du passé il a su faire un foisonnement d’orange et d’or où des lignes qui se veulent infinies se heurtent à l’impossibilité de l’immortalité. Conscient de ce paradoxe le peintre privilégie de plus en plus les très grands formats.
Nous avons ici la quête d’un homme seul mais non isolé, d’un passionné qui a su se concilier la passion.
Dans cette quête poétique si bien aboutie comment ne pas penser à Nguyen Trai ? :
Qu’importe une tenue négligée indigne d’un noble
Point de vue – Nguyen Trai (1380-1442)
Il suffit qu’on suive la voie des sages d’autrefois
Avec une tasse de thé parfumé aux fleurs d’abricotier
Je me lève la nuit pour contempler la lune
Durant les jours de printemps je lis et je ponctue mes livres
La carrière des honneurs n’apporte que tourments et humiliations
Dans une vie retirée stupide se trouve la liberté
De ceux de ma promotion combien sont partis
Comme les feuilles de paulownia que disperse la fin d’automne
La fierté d’Hanoi, la force du Quang Tri, la noblesse de Hué, la douceur de Budapest, tout autant d’étapes et de jalons qui ont su faire d’une route une voie.
Jean-François Hubert
[…] cette laque unique (135 x 225 cm), Truong Bé reprend les principes de ses compositions abstraites : une abondance d’entrelacs et de […]