Le Pho : La Femme Aux Pommes Cannelles ou l’humanisation du sacré
Le tableau que nous avons l’honneur de présenter ici est une œuvre proprement extraordinaire : il est une étape importante dans la création du grand peintre. En effet, si l’on y retrouve certains éléments classiques rencontrés d’en d’autres œuvres de la même époque comme les traits du visage de la femme, sa coiffe, son aodai et son écharpe en mouvement, le paysage montagneux, la végétation. Tous ces éléments évoquent le Tonkin natal du grand artiste. Mais dans cette œuvre, et ce qui fait son intérêt extrême, Le Pho ne se cantonne pas à une description évocative : il inclut son œuvre dans une volonté de symbolisation basée sur la connaissance acquise des œuvres européennes qu’il avait pu contempler déjà lors de son premier séjour en France en 1931-1932.
On sait qu’à l’époque, venu pour l’Exposition Coloniale de Paris, il séjourne non seulement en France mais parcourt aussi l’Europe et découvre toute une école de peinture qui le fascinera toute sa vie : la pureté des Primitifs, le soin qu’ils apportent à la réalisation de leur peinture, la gestion économe de la surface de leurs tableaux, tout ceci l’intéresse, le fascine et l’influencera définitivement.
Le symbolisme est évident : cette jeune femme ne fait pas que cueillir mécaniquement une pomme cannelle, ce fruit « exotique » qui rappelle à Le Pho ce qui ne sera plus sa patrie mais son « son outremer ». Le tableau s’inscrit dans une grande tradition de peinture développée dans l’École européenne de Titien (1488-1576) à Rubens (1577-1640) mais aussi jusqu’à Paul Sérusier (1864-1927) lui-même grand ami de Pierre Bonnard (1867-1947) dont Le Pho me dit personnellement plus tard qu’il fut probablement son maître-artiste le plus influent.
Notre peinture allie la grâce coutumière des élégantes tonkinoises si bien peintes par Le Pho mais évoque aussi l’Ève de la Bible, thème universel traité par ses aînés et que Le Pho s’approprie avec son style si caractéristique. On se rappelle que dans la Bible, Dieu avait interdit la consommation du fruit défendu mais Ève en mangea et en fit manger Adam. Ce faisant, elle conduit Dieu a expulsé Adam et Ève du Paradis et les rend mortels.
Ce mythe fondateur ne cesse d’inspirer des commentaires, des interprétations et des représentations et ce de façon universel. On peut imaginer que le peintre a vu le célèbre tableau de Pierre Paul Rubens (réalisé en 1628-1629), tableau symboliste s’il en est puisque Rubens incluait dans son œuvre un perroquet (que reprendra Le Pho dans une autre œuvre, également sur soie) symbole du bien et de la rédemption. Raphaël (1483-1520), Le Titien mais aussi Jan Brueghel l’Ancien (1525-1569) ont exprimé parmi d’autres ce thème évocateur mais Le Pho le modernise grandement en l’humanisant. Le thème religieux est estompé par la grâce de la belle tonkinoise. Les traits de son visage expriment une sensualité certaine et elle caresse plus le fruit qu’elle ne s’en saisit.
D’autre part, sa main gauche enserre gracieusement les pommes déjà recueillies. Le Pho le sensuel, semble provoquer l’histoire religieuse : loin d’être unique et fatale, la pomme bien au contraire, symbole du plaisir, témoigne de l’énergie conquérante du peintre. Du thème classique et angoissant (Rubens titrait lui-même son tableau « Adam et Ève ou la chute de l’homme ») Le Pho fait un sujet beaucoup humaniste, terrestre où l’homme s’affranchit de Dieu.
Lorsqu’il peint ce tableau vers 1938, son choix est probablement déjà fait. Il va rester en France, ce pays qui l’a accueilli avec élégance et succès, en 1931 lorsqu’il était l’adjoint de Victor Tardieu à l’Exposition Coloniale. Son apport a été essentiel et reconnu à l’Exposition Universelle de Paris en 1937 et c’est toujours à Paris que tout se joue, que tout se juge et que tout s’exprime : Montparnasse est le centre du monde de l’art pictural, tous les grands peintres s’y côtoient dans une atmosphère de perpétuelle quête de l’absolu. À l’opposé, au Vietnam, Tardieu, son mentor, est décédé l’année précédente (1937). Évariste Jonchère a repris la direction de l’Ecole des Beaux-Arts d’Hanoi dans un sens qui déplait à tous les artistes. Le Pho est orphelin depuis longtemps, son vrai champ d’investigation, sa vraie patrie artistique va être la France qui l’accueille avec fierté mais exigence. Le grand peintre vietnamien ne rentrera plus jamais au Vietnam comme son ami Vu Cao Dam (arrivé lui en 1931) et comme son autre ami Mai Thu qui, lui, n’y fera qu’un très rapide séjour en 1958 après son installation en France en 1937.
C’est donc un homme jeune (de 31 ans), ambitieux pour son œuvre, confiant dans son destin, qui avec, la modestie des très grands, produit cette œuvre magnifique. La sensualité qui prime dans ce tableau, élégante parce que non impudique est l’une des caractéristiques de l’œuvre de Le Pho. Grand amoureux de la femme, c’est probablement lui qui en donne la plus belle, la plus élégante et la plus sincère des représentations picturales dans la peinture vietnamienne du XXe siècle. Avec son génie aujourd’hui universellement reconnu, de son objet de prédilection, Le Pho a su faire un sujet d’admiration.
Peut-être, se rappelle-t-il au moment de peindre ces très beaux vers de Hô Xuân Huong (morte vers 1822), cette immense poétesse orpheline comme lui très tôt :
Dans Le Fruit du Jacquier où là aussi la poésie fait de la sensualité un art :
Mon corps est comme le fruit du jacquier sur l’arbre
Hô Xuân Huong
Son écorce est rugueuse, sa pulpe épaisse
Si vous l’aimez, Seigneur, séparez-le avec votre coin
Ne le palpez pas : son jus vous collerait aux doigts
Jean-François HUBERT