Carillons de fin d’après-midi : un chef-d’oeuvre de la peinture vietnamienne par Luong Xuan Nhi
Luong Xuan Nhi occupe une place éminente au sein de l’école vietnamienne picturale du XXe siècle : diplômé de l’École des Beaux-Arts d’Hanoi en 1937, participant très actif à la SADEAI (Société Annamite d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie) qui, fondée en 1934, organise des concours pour les étudiants et artistes diplômés, accorde des primes et délivre des diplômes d’honneur avec un succès remarquable jusqu’en 1939. Membre fondateur du FARTA (Foyer de l’Art Annamite) avec notamment To Ngoc Van, Tran Van Can et Le Van De, il sera à l’origine de deux Salons en 1943 et 1944. Luong Xuan Nhi laisse un ensemble d’œuvres particulièrement attractives même si elles restent peu nombreuses, particulièrement sur soie.
Ce qui frappe dans cette magnifique gouache et encre sur soie c’est le contraste entre cette jeune femme, douce et frêle, et cette cloche de bronze, massive, qui occupe une grande part de la composition. Les poutres et les travées du temple marquent la solidité de celui-ci même si les ajours du sol en bois témoignent d’une certaine fragilité. Pour toute sa composition, si l’on excepte le noir de la coiffure, le peintre s’est servi de pigments aux tons très doux où des camaïeux de marrons dispensent une atmosphère sereine. Les arbres verts et le ciel tout autour sont à peine rappelés pour servir d’écrin discret à cette scène où seules comptent cette jeune femme et la cloche du temple.
Avec ses mains effilées, ses gestes empreints de douceur, son visage presque maquillé. Cette jeune femme nous apparaît dans la fin de l’après-midi comme si elle venait se délester du poids de sa mélancolie. Telle pourrait en être la simple description. Mais la réflexion philosophique qui inspire le Vietnam de l’époque et le symbolisme que l’on doit toujours identifier dans les œuvres picturales vietnamiennes des années 30 et 40, nous poussent à penser qu’en sonnant la cloche elle psalmodie l’émancipation de la femme encore non aboutie à la fin des années 30.
Cette peinture nous rappelle également un apport que l’on a souvent tendance à négliger en préférant expliquer la naissance de la peinture vietnamienne par une confrontation positive Est-Ouest nommément la France et le Vietnam. De fait, et cette peinture le montre bien, nos artistes vietnamiens ont su aussi s’inspirer de la peinture chinoise, y puiser des thèmes pour les nationaliser et les valorisant. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas particulier à la peinture vietnamienne même si de nos jours le débat reste difficile…
Ainsi, ici, Luong Xuan Nhi a écrit de sa main, en caractères chinois, un extrait du poème, ‘Escale nocturne au pont des Erables’, de Zhang Ji (712 ou 715 – 779) le célèbre poète chinois du Hubei.
« Au-delà des remparts
Zhang Ji
Dans la vieille ville de Suzhou
Du Monastère du Mont Glacé
Résonne dans la nuit
Le son de la grande cloche
Qui atteint ma barque à la dérive. »
Mais gageons que cette jeune femme, vietnamienne et bien de son temps, pense à la femme poète Ho Xuan Huong (circa 1772-1822):
« Cloche de la tristesse, pourquoi sonnes-tu toute seule ?
Ho Xuan Huong
Ah! Que tous ces bruits avivent ma souffrance
Et ma rancœur que le destin me soit si contraire
Hommes de talent et belles filles, où vous rencontrez-vous ?
Ce corps ne consent pas encore à vieillir ! »
Cette œuvre de Luong Xuan Nhi, au summum de son art, n’est pas seulement un manifeste politique pour les futures générations, mais aussi une œuvre majeure de la peinture vietnamienne du XXe siècle
Jean-François Hubert