Nguyen Phan Chanh, 1937 « La Marche Nuptiale » ou la lassitude du pas
Cette gouache et encre sur soie de grande dimension (48,5 X 85,5 cm) présente une importance particulière dans l’œuvre du peintre.
Pour la première fois, en 1937, Nguyen Phan Chanh peint un groupe en mouvement (même si des onze personnes – dont quatre enfants – figurées, cinq restent des spectateurs immobiles). Ce groupe se dirige de droite à gauche (en regardant l’œuvre), tandis que la femme portant l’enfant et les trois enfants spectateurs regarde la procession. Ce groupe mobile succède, dans l’œuvre du peintre, aux individus, seuls ou peu nombreux, quasi immobiles, le plus souvent assis, des œuvres précédentes comme celles que nous avons déjà analysées : « La Marchande de Oc » (1929), « Les Couturières » (1930), « La Vendeuse de Bétel » (1931), « Les Cases Gagnantes » (1931), « L’enfant à l’Oiseau » (1931), « La jeune fille au perroquet » (1933). Même « La Femme dans la Rizière », quasi contemporaine (1936) semble figée.
Tous les gestes – du haut du corps – de ces œuvres précédentes sont souples, aériens, précis. Investis chacun d’une activité traditionnelle : le petit commerce, la couture, le jeu, la cuisine, la nourriture et l’écoute de l’oiseau en cage. Dans presque toutes le modèle est assis et seuls les membres supérieurs apparaissent en mouvement.
Dans « La marche nuptiale », ces membres supérieurs sont quasiment cachés et les membres inférieurs n’existent plus. Seul compte le mouvement du groupe. Certes, l’allusion à un thème traditionnel (la marche de la mariée) est évidente: on note – outre les traditionnels porteurs d’offrandes à la famille du futur marié, les deux chaperons entourant la promise.
Ce thème du groupe en mouvement tranche avec les représentations statiques antérieures de l’artiste. Pourquoi ce groupe qui marche à la place d’individualités statiques ? Une marche oui, mais un dynamisme réel ? Non.
Examinons les visages : le plus expressif est celui de la promise. L’expressivité du visage est inhabituelle chez l’artiste qui privilégie habituellement des faces quasi-interchangeables. Celui de la jeune femme témoigne pour le moins d’une lassitude certaine. Ça n’est pas la solennité attendue dans ces moments la. Non, elle pose un regard distant voire las sur l’enfant diaphane, dans les bras de sa mère, elle-même peinte dans une gouache claire. Comme si l’idée de la maternité pesait tant au peintre qu’à la promise.
Le mariage, dans le Vietnam traditionnel, est le fruit de discussions – via des entremetteurs – entre deux familles voulant s’allier. L’intérêt familial l’emporte sur le goût réciproque des futurs mariés. La passion n’y a pas sa place et l’on comprend ce que le Kim-Vân-Kieu où passion et contraintes sociales se combattent, pouvait avoir de révolutionnaire dans la mentalité vietnamienne traditionnelle.
C’est peut-être ici une des clefs de compréhension de Nguyen Phan Chanh : il anoblit le passé en sachant que celui-ci disparaît.
N’étant pas parti à l’Ouest (la France) comme ses condisciples Vu Cao Dam, Le Pho et Mai Thu (parmi d’autres), n’ayant pas la fibre véritablement révolutionnaire (ni nationaliste, ni communiste) comme le prouvera le reste de son parcours, Nguyen Phan Chanh ne croit plus pour autant à ce monde traditionnel auquel il a voué sa vie. Aucun texte-dans cette calligraphie dans laquelle il excelle – n’accompagne l’œuvre. Comme si les mots eux-mêmes étaient devenus surannés .
1937 s’inscrit comme une année particulière.
Il est déjà un artiste reconnu : l’Exposition Coloniale de Paris (1931) a salué son talent.
Sa première exposition personnelle en 1933 – dans l’immeuble de la Banque d’Hanoi – a été une réussite. Comme l’ont été celles de 1935 et 1936 organisées par la SADEI (Société annamite d’encouragement à l’art et à l’industrie) à Hanoi (en 1938, il y exposera à la troisième).
Mais deux événements historiques majeurs viennent modifier le parcours de l’artiste :
Le premier, en 1936: en juin, le « Front populaire » gagne les élections en France et les progressistes vietnamiens dont fait partie Nguyen Phan Chanh appellent de leurs vœux un transfert au Vietnam des avancées sociales et politiques françaises. Le gouvernement français proclame une large amnistie (le 27 août) qui libère bon nombre des cadres révolutionnaires et tout le Vietnam est en exubérance. Les différentes factions – nationaliste, socialiste, communiste – relancent leurs solutions de progrès.
De longues grèves ouvrières (374 de juin 36 à août 37) perturbent tous les secteurs de production. Le peuple vietnamien veut drastiquement se prendre en main et nul n’échappe à cette volonté surtout pas Nguyen Phan Chanh.
Le second, en 1937: le décès de Victor Tardieu. Son successeur à la direction des Beaux-Arts d’Hanoi, Evariste Jonchère, décide de faire de l’École une institution n’enseignant plus des artistes, mais formant des artisans.
L’idée, plus rétrograde que moderniste, rencontre l’opposition de bon nombre des artistes déjà formés dont Nguyen Phan Chanh. Celui-ci s’oppose vertement à Jonchère, qui lui interdit l’accès à tout patronage officiel. Lieu, publicité, l’artiste doit se débrouiller seul.
Jonchère semble appliquer la nouvelle idéologie résumée dans le « Rapport de Mission en Indochine » de Justin Godart (1er Janvier -14 Mars 1937).
Un pan de son passé s’est écroulé avec la disparition de Tardieu qui croyait aux peintres. Un autre pan, de son avenir, s’est flétri avec la nomination de Jonchère.
Ne nous y trompons pas, c’est un homme meurtri qui peint ici. Prescient, il sait que le futur ne saurait être radieux quand le passé s’annihile. Il semble s’effacer devant l’Histoire comme si le sens de celle-ci, revendiqué ou subi, ne lui convenait plus :
Sa signature en lettres romanisées et la date sont bien visibles en bas à droite de l’œuvre même si la graphie semble moins ferme.
Son cachet (« Hong Nam », « Hong »: grand/ large, « Nam »: Sud) en bas à gauche est noyé dans le chapeau conique et masqué en partie (seul cas identifié dans toute l’œuvre) par le pan postérieur de l’homme.
En haut à droite la signature en chinois (à nouveau « Hong Nam ») semble presque subie.
Il modifie ses tons chromatiques habituels ; le clair-obscur revendiqué des œuvres précédentes est moins foncé et mâtiné d’ une coloration discrète (le bleuté qui tombe du chapeau conique de la femme à la tête penchée vers l’avant). Le procédé avait déjà été utilisé – mais très rarement – dans certaines œuvres précédentes dont « La Jeune Fille au Perroquet »,1933 avant Nguyen Phan Chanh revienne à ses camaïeux de brun et marron caractéristiques.
En cette année 1937, Le Pho et Mai Thu participent à l’Exposition Universelle de Paris. Ils y ont rejoint Vu Cao Dam, installé là depuis 1931. Nguyen Phan Chanh, lui, est resté au pays.
Jusqu’à sa mort, à Hanoi le 22 novembre 1984, sa peinture ne fera que décliner.
Lui, l’artiste originellement génial, ne fera que subir. Comme ce groupe cérémonieux, il marchera.
Avancer encore et toujours, telle est la quête de l’artiste. Mais, dorénavant, à partir de 1937, son pas restera celui d’un homme déçu.
Jean-François Hubert