« La jeune fille au perroquet, 1933 . Un tournant dans l’œuvre de Nguyen Phan Chanh
En 1933, Nguyen Phan Chanh avait déjà un lien avec son public : d’abord au Vietnam depuis 1929, à travers les expositions souvent organisées par son école, la Hanoi Fine Arts School. Puis à l’international, en 1931, lors de l’Exposition coloniale de Paris, rapporte « l’Illustration », une publication bien connue à l’époque. Toujours à Paris, l’AGINDO ( » Indochina Economic Board « ) a été chargé d’exposer et de promouvoir les œuvres des meilleurs étudiants de l’Ecole des Beaux-Arts de Hanoi, dont celles de Phan Chanh, et de nombreuses œuvres de grandes qualités ont été envoyées en France.
Cependant, et c’est un fait connu, le collectionneur joue un rôle essentiel dans le succès de toute entreprise artistique. Il peut devenir mentor artistique comme en témoigne notre peinture ici : en effet, dans une lettre du 24 octobre 1933 adressée à Victor Tardieu (directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Hanoi), Blanchard de la Brosse (directeur d’AGINDO) évoque les tendances des collectionneurs français et leurs goûts. Lorsque le ministre français de l’époque (M. Balinier) a préféré une pièce de Nam Son par rapport au « Devin » de Nguyen Phan Chanh, Blanchard de la Brosse a écrit avec regret :
Cet incident confirme que l’amateur d’art français a une forte tendance vers la couleur. Aussi évocatrices que puissent être les œuvres de Phan Chanh, et malgré leur qualité remarquable, on ne peut qu’en conclure qu’elles ne plaisent pas au public. Il est souhaitable pour cet excellent artiste de cultiver une palette de couleurs plus vives (…) «
Blanchard de la Brosse
Ces quelques lignes résument ce que l’on pensait de l’œuvre de Phan Chanh et même certains des » nouveaux » collectionneurs reprocheraient l’aspect » moite » de l’œuvre. On peut s’attendre à ce que Tardieu partage ces remarques avec l’artiste, ce qui pourrait expliquer la genèse de « La jeune fille au perroquet », une œuvre vraiment extraordinaire : l’artiste s’est éloigné de son polychrome classique préféré dans un camaïeu de brun pour une gamme chromatique plus colorée. D’autre part, il est resté profondément fidèle à ses propres compositions, inhabituelles et orginales, basées sur une utilisation intelligente de la géométrie obtenue par l’application de tons subtils. Il en résulte une grande douceur, un mélange d’humilité et de dignité si caractéristique du travail du peintre.
La jeune fille est élevée au centre de l’œuvre en la plaçant sur un grand lit en bois bien défini par des lignes horizontales et verticales complétées par le grand carré bleu dans le coin supérieur droit du fond du sol. Nguyen Phan Chanh utilisait très souvent cette construction triangulaire bien démontrée ici avec l’utilisation de l’encre noire dans la coiffe, la baignoire de l’oiseau et aussi l’utilisation du brun foncé dans la boîte ronde sombre ornée de motifs blanc perle. Les bras de la fille qui nourrit l’oiseau avec des fruits sapota créent aussi deux triangles ouverts. Trois touches de couleur renforcent l’effet triangle : le panneau bleu, le tissu tenu dans la main gauche et l’autre triangle créé par le perroquet lui-même, le fruit sapota et la coupe. Seule la rondeur de la boîte décorée de motifs blanc perle rompt l’effet, un choix souvent fait par l’artiste.
Pour un peintre qui avait l’habitude de représenter surtout des métiers ruraux, cette scène intérieure est rare. L’ameublement et la nourriture pour oiseaux de cet intérieur témoignent d’un haut niveau social dans cette œuvre très subtile, conservée en très bon état et toujours dans son cadre original de Gadin.
» La jeune fille au perroquet » est un véritable chef-d’œuvre de Nguyen Phan Chanh.
Jean-François Hubert