Joseph Inguimberty « Femme au Hamac » 1940

9 avril 2020 Non Par Jean-François Hubert

Joseph Inguimberty (1896-1971) est professeur depuis 15 ans à l’École des Beaux-Arts d’Hanoi (fondée par Victor Tardieu en 1924 avec l’accueil d’une première promotion en 1925) lorsqu’il peint cette huile sur papier, marouflée sur toile, de grande dimension (150 x 150,3cm), en 1940. 

Il y enseigne « l’art décoratif » - dans les faits le dessin et l’huile sur toile - avec depuis années 30 une volonté affirmée d’encourager l’art de la laque.

C’est sous son patronage que jusqu’à la fermeture de l’École - après le coup d’état japonais du 9 mars 1945  - éclosent les plus grands talents de la peinture vietnamienne.

Tant ceux qui partirent définitivement en France entre 1931 et 1940 (Le Pho, Vu Cao Dam, Mai Thu, Le Thi Luu, essentiellement) que ceux qui restèrent au Vietnam (Nguyen Phan Chanh, Tô Ngoc Van, Nguyen Gia Tri, parmi tant d’autres).

Remarquons simplement au passage que c’est avec le second groupe qu’Inguimberty noua les liens les plus chaleureux et les plus constructifs montrant une préférence certaine pour Tô Ngoc Van et Nguyen Gia Tri (avec qui il resta en liens épistolaires jusqu’à sa mort en 1971).

Inguimberty – comme beaucoup de Français – était tombé fou amoureux du Vietnam : ses gens, ses paysages, sa culture. Une certaine indicibilité aussi que ne comprend que celui qui l’a ressentie.  Un sentiment que les diverses luttes anti coloniales ont prioritairement tenté de nier.  Sans succès pour ceux qui savent…

Lui, que beaucoup décrivaient comme “bourru”, ressentait le Vietnam avec une sensibilité extrême. Il y a peint des œuvres magnifiques aidé en cela par une vraie sensibilité d’ethnologue que le grand géographe Pierre Gourou (1900-1999) avait su noter.

Mon ami le peintre Jean Volang (1919-2005), ancien élève de Joseph Inguimberty aux Beaux-Arts d’Hanoi (entre 1942 et 1945 dans la XVIème promotion) m’a souvent entretenu d’Inguimberty : il en avait le souvenir d’un professeur exigeant que l’on respectait.

L’oeuvre présentée ici est particulièrement intéressante :

Joseph Inguimberty « Femme au Hamac »
Joseph Inguimberty « Femme au Hamac »


Même si la touche ethno-naturaliste rencontrée dans les œuvres précédentes persiste : la végétation, les vêtements, la coiffe, le hamac, le chapeau conique, les « pains de sucre » de la « moyenne région » près d’Hanoi. 
Même si on y identifie les mêmes modèles que le peintre faisait poser près du lac de l’Ouest à Hanoi.
Même si ce vert si vietnamien (Luong Xuan Nhi lui emprunte…) qui caractérise les toiles d’Inguimberty, inonde la peinture.
Même si les aplats de peinture où le blanc lumineux vient sceller la scène, même si donc toutes les constantes sont bien là, un élément novateur vient transcender la scène et lui donner une symbolique nouvelle et fondatrice :

La figure centrale ne porte pas l’ao dai au contraire des trois jeunes femmes qui l’entourent même si elles semblent le subir plus qu’elles ne l’habitent…
On a vu souvent l’ao dai, chantre d’une féminité toute d’allusion mieux porté…

Inguimberty nous montre un vieux monde, figé, confucianiste, déjà distancé par celui qui s’annonce : 

La jeune femme sur son hamac, en chemise blanche et pantalon noir, se détend, sans abandon.  Pieds nus, les cuisses écartées, elle déroge – s’il en est… – aux règles de la bienséance traditionnelle vietnamienne. Lascive et/ou arrogante ?

Elle ne montre aucune timidité mais fixe le peintre sans baisser les yeux. Un bracelet (de verre ou de jade) est sa seule coquetterie.

En 1940, le Vietnam voit s’accélérer les bouleversements historiques et Inguimberty les pressent. 

Le rôle magnifique d’un artiste est de ressentir et de transmettre. L’aspect bucolique de la scène parait secondaire.

Le monde ancien se meurt. Le nouveau s’installe. Fraîcheur et fougue sauront-elles relever tous les défis ? Le passé n’a-t-il plus d’avenir ?

C’est que se demande Joseph Inguimberty à Hanoi en 1940 dans ce magnifique tableau-manifeste.

Jean-François Hubert